Troisième long-métrage après Les mauvaises rencontres (1955) et Une vie (1958) du réalisateur disparu l’année dernière, La proie pour l’ombre est un beau film
méconnu. Toute la magie du cinéma français, lorsqu’il sait explorer les
sentiments, se déploie ici tout en sous-entendus, en demi-teintes mais aussi
avec cette part de violence propre aux explorateurs de l’âme humaine. Nous
suivons le parcours d’Anna (remarquablement interprétée par Annie Girardot qui
trouve ici l’un se ses rôles les plus bouleversants), une femme parvenue à la
maturité souffrant d’un mari autoritaire et indifférent à ses désirs. Elle lui
préfère un amant (Christian Marquand) plus à l’écoute en apparence mais qui
s’avère vite égoïste et incapable de s’engager vraiment. Portrait d’une femme
du début des années 60 où la plupart des femmes sont encore dépendantes de leur
mari et où le divorce est encore un tabou ; combat pour sortir du joug
patriarcal et exister en tant que femme face à l’autoritarisme, l’incompréhension
voire l’humiliation. Anna tient une galerie de peinture moderne ce qui suscite
le dénigrement de son mari promoteur immobilier, campé par un Daniel Gélin
cynique à souhaits. Les hommes n’ont pas la part belle dans le film. Ils sont
les victimes de leurs abus de pouvoir, de leur oisiveté et de leur incapacité à
aimer. Anna se désagrège de l’intérieur, brisée dans ses élans pour tenter de
construire un itinéraire personnel, pour donner un sens à son existence. « J’aurais
tellement voulu ne plus dépendre de personne, dit-elle à son amant. Pas
seulement matériellement, tu ne sais pas ce que c’est toi de rendre des comptes
et de n’avoir rien à soi… sous prétexte que c’est comme ça depuis toujours,
sous prétexte qu’on est une femme. J’aurais tellement voulu être quelque chose,
au moins une fois, être moi. »
La
force du film réside dans l’approche du personnage d’Anna que la caméra approche
avec une extrême délicatesse, l’art d’Astruc étant de saisir ce qui trouble et
ce qui oppose de par un astucieux choix de cadrages tout en travellings
subtils. C’est aussi la fin d’un monde que le cinéaste nous dépeint, filmant
une société qui change (les vieux faubourgs de banlieue qu’on détruit pour
faire place aux grands ensembles en construction), monde qui meurt et s’émancipe
en même temps. Le film est résumé dans la scène où Anna vient sur un chantier
voir son mari et découvre une sculpture en plâtre dans les décombres d’une vieille
bâtisse. Il la rabroue une fois de plus en lui signifiant qu’elle gagnerait
finalement plus à vendre des antiquités que des peintures modernes. Anna lui
répond : « C’est une très bonne idée, comme ça on se
complèterait. Je vendrais ce que tu démolis ».
Film
féminin très proche d’Antonioni La proie
pour l’ombre, dans un beau cinémascope noir et blanc, est passionnant d’un
bout à l’autre et surprend de par sa modernité et sa force. Tourné en pleine
Nouvelle Vague et dressant un constat terrible d’une société en mutation, il est
l’un des grands oubliés du cinéma français.
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