L’expérience me donna plus
que jamais l’envie de passer à la mise en scène et j’écrivis enfin mon premier
scénario.
J’avais lu un livre
bouleversant, Malika, écrit par une jeune fille de 16 ans, Valérie Valère, qui
avait été atteinte d’anorexie mentale. Il s’agissait d’une tragique histoire
d’amour entre deux enfants, sorte de Roméo et Juliette des temps modernes.
Je ne me rendais
absolument pas compte de la difficulté de porter un tel projet à l’écran, seule
l’émotion, profonde, m’avait emporté. Mais parfois dans la vie, il faut
plonger, c’est la seule façon de briser ses inhibitions. Après avoir obtenu une
option sur les droits du roman, je me lançais dans l’adaptation. J’inventais
des séquences, recopiais directement les dialogues du livre, et, au bout de
quelques semaines, je parvins à une première mouture. Je déposais ensuite une
demande d’Avance sur Recettes au Centre National du Cinéma, tentant également
de réunir un casting, sans producteur, à l’aveuglette, ne sachant pas du tout
ce qui allait arriver. J’eus tout de même la chance de trouver une jeune
actrice repérée sur le tournage de Livingstone, et demandais à
Marie-France Pisier, dont j’avais trouvé l’adresse et le numéro de téléphone,
de jouer le rôle de la mère. Marie-France a été adorable, elle était prête à me
suivre, malgré le rôle peu développé que je lui avais écrit. J’avais même donné
le scénario à Bruno Nuytten pour qu’il dirige la photo.
Marie-France Pisier
Quand j’y repense, j’ai
vraiment l’impression d’avoir été un kamikaze. Porté par le tournage d’Hôtel
des Amériques,
je me voyais déjà en train de réaliser mon premier film, sans être passé par la
case obligatoire d’un court-métrage professionnel. Cependant, une fois que
l’Avance sur Recettes me fut refusée, l’aventure n’alla pas plus loin. J’eus
beau chercher des appuis parmi le peu de gens que je connaissais dans le milieu
du cinéma, personne n’était prêt à me suivre, ce qui était logique. J’étais
inconscient de vouloir partir aussi vite dans une telle aventure. Autant mon
audace m’a permis de vaincre les barrages les plus infranchissables pour entrer
dans la profession, autant je surestimais mes capacités, lesquelles, si l’on
m’avait donné le feu vert tout de suite, auraient été soumises à une telle
épreuve que je ne m’en serais peut-être jamais remis. Il faut savoir faire
confiance au temps, au rythme naturel des choses. Je crois que le temps est un bienfait, il permet de connaître
ses vrais alliés et la valeur de ceux qui nous accompagnent, la difficulté et
les épreuves éloignant aussi ceux qui refusent d’y être confrontés.
Days of heaven / Les moissons du ciel
de Terrence Malick (1978)
Je savais à présent que je
devais commencer par deux choses essentielles pour devenir réalisateur :
1) tourner un ou deux courts-métrages professionnels, 2) trouver un producteur
pour m’aider à construire un projet ou éventuellement monter ma propre maison
de production. Je n’ai pas choisi cette dernière option, ne bénéficiant pas suffisamment de soutien.
Je commençais donc à
réfléchir sur un sujet de court-métrage.
En attendant je retrouvais
Marc Van Dessel, l’assistant de Jean Chapot, qui travaillait toujours pour la
télévision. Lui aussi voulait réaliser un long-métrage depuis de nombreuses
années, mais son métier l’empêchait de se libérer, d’autant plus qu’il avait
une famille à charge. Je me proposai alors de l’aider à écrire son scénario, et
amorçais aussitôt le premier traitement d’un projet. Ce dernier s’avéra
finalement très compliqué à mettre en place, et nous nous repliâmes bientôt sur
une histoire beaucoup plus originale se passant entièrement dans le métro. Marc
en avait exploré de fond en comble les couloirs, et il m’avait fait entrer au
cœur d’un univers fascinant, imprégné de littérature et de cinéma fantastique.
Ce furent mes premiers pas de scénariste.
Cependant, quelques mois plus tard, un certain Luc Besson fut beaucoup plus rapide que nous sur
le sujet… Subway
n’avait pourtant aucun point commun avec notre histoire, mais il arrive très
souvent que des auteurs développent des idées similaires en même temps. Elles
font partie de l’inconscient collectif.
Écrire et développer un
projet est un travail de longue haleine. Même si l’on parvient rapidement à une
première version du script, le temps de trouver un producteur et d’avoir un
document valable pour le communiquer à des acteurs, il peut se passer plusieurs
années. Et encore, faut-il trouver des interlocuteurs qui soient prêts à vous
suivre. La faisabilité d’un film est quelque chose de curieux, il n’y a aucune
règle. Certains peuvent se monter rapidement, d’autres mettre plusieurs
décennies, d’autres ne voir jamais le jour… Ils deviennent alors comme des
rêves qui lévitent dans l’espace, récupérés même parfois par d’autres, longtemps
après la disparition de leurs créateurs.
Grâce à mon dernier
contrat de travail, j’obtenais à présent le droit de m’inscrire à l’Agence du
spectacle qui m’avait refusé son accès pendant tant d’années. Reconnu comme
professionnel, il m’était possible de gagner ma vie avec le cinéma.
Selon la législation en
vigueur à l’époque, il fallait deux ou trois stages pour passer second
assistant, trois films comme second pour être premier, et trois comme premier
pour obtenir la carte professionnelle de réalisateur, si l’on choisissait de
suivre cette filière. Aujourd’hui les cartes professionnelles n’existent plus,
mais cette règle n’était de toutes manières pas obligatoire pour faire un film.
Je n’avais pas l’intention
de la suivre non plus, ni de devenir premier assistant. J’attendais seulement
d’avoir suffisamment d’expérience pour me lancer, et surtout de trouver le
sujet d’un court-métrage qui pourrait être produit par la profession.
Marc Van Dessel m’a fait
engager sur un autre téléfilm, Dans la citadelle, réalisé par Peter
Kassovitz (le père de Mathieu) et interprété par Claude Rich. Comme il n’y
avait pas poste de stagiaire, j’ai accepté celui de « Chargé de la
figuration ».
Mon job était de recruter
les figurants parmi la population africaine et maghrébine de Paris, pour ce
film d’anticipation sur le tiers-monde, écrit par Bernard Kouchner après son
expérience de médecin humanitaire. J’ai fréquenté tous les endroits de Barbès
et de la Goutte d’Or, enrôlant des centaines de personnes qui parlaient peu le
français, et n’avaient jamais eu ce type d’expérience. J’arpentais les rues,
les bars, j’étais reçu chez les gens, buvais le thé, écoutais leurs histoires
et essayais de les convaincre d’être filmés. En deux mois, je connaissais tout
le quartier. Je m’étais bientôt constitué un fichier d’acteurs et de figurants
de couleur dont la profession entendit parler, et qui fit de moi un spécialiste
en la matière. Cela m’a valu par la suite deux autres engagements sur des films
de long-métrage, et l’on m’a même expédié quelques temps plus tard sur le
tournage de Fort Saganne en Mauritanie, parce que j’avais soi-disant une
« expérience du monde arabe ».
J’avais surtout
l’expérience de convoquer cinquante personnes pour être sûr d'en avoir
vingt ! En effet, comme la plupart n’avaient pas le téléphone, je devais
souvent me rendre à leur domicile, ou aller les chercher dans les rues
avoisinantes. Quand ils arrivaient sur le tournage, c’était un soulagement.
Combien de fois ai-je dû recruter de nouveaux personnages sur le moment, au
hasard des boulevards, pour être prêts à tourner un nouveau plan immédiatement.
Lorsque je vendais des
fleurs dans la rue, il fallait absolument que j’écoule tous mes bouquets dans
la journée afin de pouvoir payer mes repas et acheter un nouveau stock. Plus le
temps passait, plus je devais faire vite, même s’il n’y avait pas de clients,
quitte à convaincre des passants qui n’avaient pas l’intention d’en acquérir.
C’était un cri qui les persuadait. J’ai dû pousser le même pour convaincre les
figurants de ce téléfilm.
Peter Kassovitz et Robin Williams
sur le tournage de Jakob le menteur (1997)
Peter Kassovitz a été
remarquable. Il a toujours su tirer parti du nombre d’acteurs qu’il avait à sa
disposition, réorganisant sa mise en scène en fonction de la quantité. À l’école du téléfilm, beaucoup plus qu’au
cinéma, il n’y a pas un quart de seconde à perdre et les facultés d’adaptation
dont il faut faire preuve sont décuplées.
Dans la citadelle, de par son rythme de
tournage tambour battant, mit une nouvelle fois sur la sellette ma capacité à
trouver l’impossible. Je me souviens qu’une fois on tournait place de la
Nation, et Peter Kassovitz repéra une fenêtre au 8e étage d’un
immeuble. Il me demanda s’il était possible que je puisse obtenir
l’autorisation de tourner un plan en plongée, depuis le balcon. Aussitôt sa
demande effectuée, je fonçais dans l’immeuble pour frapper à la porte de
l’appartement. Une dame âgée qui avait un peu perdu la boule ouvrit, et j’eus
grande difficulté à lui formuler ma requête. Un quart d’heure passa où il
fallut expliquer les termes « caméra », « objectifs »,
« trépied », « assistant opérateur »… et je crus devenir
fou. À ce moment-là, le
réalisateur, qui était déjà prêt à tourner son plan, attendait mon feu vert
avec son équipe dans la cage d’escaliers. Finalement je pris la décision de les
faire entrer, persuadé que la vieille dame, dans le feu de l’action, ne m’en
tiendrait pas rigueur. Affolée, elle vit passer devant elle en un rien de
temps, pied de caméra, malles de matériel et techniciens bardés d’accessoires
de travail, Kassovitz en tête. Pendant qu’ils installaient le plan sur le
balcon, déplaçant au passage une multitude de pots de fleurs, je continuais mes
explications à Miss Marple. Ayant pris goût à la visite incongrue, celle-ci fut
finalement ravie, et me proposa même de tourner dans sa chambre. Mais Peter
avait déjà emballé son plan, et j’eus toutes les peines du monde à me dépêtrer de ma bienfaitrice. Après lui avoir donné quelques billets,
lorsque je redescendis les marches
quatre à quatre pour aller rejoindre l’équipe, elle me lança dans la cage
d’escaliers un retentissant : « Revenez quand vous
voulez ! ».
Geraldine McEwan dans Miss Marple
Un assistant ne cherche
pas à comprendre, c’est un accélérateur à lui tout seul. Il doit trouver un équilibre
entre la plus grande courtoisie et le stress absolu, ce qui l’oblige à
continuer de travailler avec ses mains derrière le dos tout en affichant un
sourire affable. C’est un métier de fou.
À ce poste j'étais amputé
de toute une partie créative du film, passant la plupart de mon temps à gérer
des problèmes psychologiques entre les intervenants, à m'occuper de mille
détails annexes comme les horaires des repas, la fabrication de sandwiches et
la feuille de service du lendemain. Un seul mot d'ordre : veiller à ce que tous
les éléments inscrits dans le scénario soient présents pour le lendemain sur le
tournage, ma mission s'étalant parfois sur plusieurs mois.
Le deuxième assistant de Kassovitz,
Rachid Bouchareb, deviendra par la suite le célèbre réalisateur d’Indigènes, et un figurant discret,
Abdelkrim Bahloul, mettra lui aussi en scène plusieurs films de cinéma. Tous deux ont
été sous mes yeux la preuve que mon rêve d’enfant était possible.
Après ce téléfilm, Rachid
et Bahloul m’ont incité à me lancer rapidement dans la réalisation. Mais je
ramais toujours avec mon scénario. Eux, plus âgés, en avaient
fini depuis longtemps avec les courts-métrages, ils étaient déjà en train de préparer
leur premier long. Bahloul venait d’obtenir l’Avance sur recettes pour Le
thé à la menthe,
et Rachid avait écrit un excellent script.
Je l’ai déjà dit, on peut
avoir de bonnes idées et des facilités à écrire, cependant de construire un
spectacle habité par des personnages intéressants et nourri de rebondissements,
requiert des compétences que je ne possédais pas. Je lisais pourtant beaucoup, mais la technique d’écriture d’un scénario est quelque chose de bien
particulier. Seules comptent, au-delà des qualités littéraires, la construction
du récit, la crédibilité psychologique de tous les personnages, la force des
dialogues, et surtout la valeur attractive pour un public. En un mot, c’est une
science. N’oublions pas que je débarquais de la technique de la réalisation à
travers mes premiers films, et que ceux-ci avaient souffert d’une écriture
chaotique. Je ne venais pas de l’écrit, mais de l’image. J’ai dû apprendre à
écrire des films pour parfaire leur construction. Martin Scorsese a dit :
« Si ce n’est sur la page, ce ne peut être sur le tournage ».
Je n'avais comme possibilité que me
référer aux films et aux scénarios des autres, personne ne pouvant véritablement m’enseigner leur technique. Il n’y avait pas encore
d’ateliers d’écriture, ni de sessions pour les scénaristes comme aujourd’hui,
et le livre phare d’Yves Lavandier La dramaturgie, n’existait pas non plus.
J’ai téléphoné au
scénariste Jean-Claude Carrière pour lui demander conseil. En plein travail d'écriture, il m’a aimablement répondu que le meilleur moyen était de me
lancer tout seul, ainsi que lui l’avait fait à ses débuts dans les années
soixante avec Pierre Etaix.
Il m'a fallu apprendre le
métier de scénariste autant que celui de réalisateur pour pouvoir travailler,
et amorcer une longue quête qui passera par des collaborations sur une bonne dizaine de scripts avant de convaincre un producteur de m’acheter
les droits de l'un d'entre eux.
Avec Marc Van Dessel, nous
nous réunissions tous les samedis pour écrire. Il me racontait les grandes
lignes d’une histoire, et j’en élaborais avec lui le résumé et le profil des
personnages. Il est dommage que ces projets n’aient jamais vu le jour ; la seule
de nos collaborations à avoir abouti est un court-métrage, Avec l’ami Jojot,
qu’il
réalisa pour France 3, et sur lequel j’ai simplement été conseiller. Ce n’était
déjà pas si mal.
La nuit américaine (1973) de François Truffaut
Je voulais absolument
passer second assistant, mais on ne me proposait que des stages. Pour rester
actif, j’ai décidé d’en faire un dernier, avec un réalisateur qui n'avait jamais hésité à m'ouvrir sa porte et à me soutenir.
Communicatif et plein d’humour, Patrice Leconte fait partie de ces
personnes qui vous mettent en confiance. C’est très encourageant quand on
débute dans un métier où les gens aiment passer leur temps à vous refroidir.
Beaucoup trop de cinéastes mettent une barrière infranchissable entre eux et
leurs collaborateurs, rendant le métier douloureusement inaccessible à ceux qui
ont le désir de progresser.
J’ai contacté son
producteur, Christian Fechner, un homme également enthousiaste, originaire
d’Agen. Il m’a offert la possibilité de
travailler sur Circulez y’a rien à voir, avec Michel Blanc, Jane Birkin et Jacques
Villeret.
Ce film m’a permis de
participer pour la première fois à la préparation d’un long-métrage. J’ai pu
assister au déroulement du casting, collaborer aux repérages et à l’élaboration
du plan de travail avec un autre excellent assistant, Patrick Dewolf, devenu
lui aussi scénariste et metteur en scène.
Plan de travail d'un long-métrage
Je n’avais encore jamais
vu de réalisateur préparer à l’avance un découpage technique, ni dessiner
chaque axe et chaque mouvement de caméra. Patrice Leconte est extrêmement
précis, cela lui facilite la mise en place sur le plateau, c’est un avantage
pour la production et les membres de l’équipe. Leconte vient de la bande
dessinée. Il a publié des albums et collaboré pendant des années au journal Pilote avant de faire des films.
Patrice a connu un échec retentissant avec son premier long-métrage, ce qui je crois l’a marqué à vie. Le succès des Bronzés et d’une bonne partie des
films qui ont suivi l’ont remis en piste, mais il n’a pas eu la même chance
toutes ces dernières années. Celui sur lequel j’ai collaboré avec lui n’était
pas l’un des meilleurs – lui-même dit ne pas l’aimer – cependant j’en retiens
tout un apprentissage pendant la préparation, laquelle, si elle est bien
élaborée, permet d’assurer le tournage sans vraiment de complications. On peut
alors se consacrer au travail avec les acteurs, et tenter de trouver des
moments de magie qu’un tournage désordonné et dopé aux anti-dépresseurs
torpille en permanence.
Avec cette
quasi-expérience de second assistant, j’ai eu la possibilité de connaître un
film sur le bout des doigts, et de travailler à sa fabrication image après
image.
Circulez y'a rien à voir (1983)
Un soir j’avais rangé dans le coffre de ma voiture bourrée d’accessoires, un
mannequin recouvert d’un drap et enroulé d’une corde qui servait de cadavre. Le
personnage joué par Michel Blanc le jetait à la Seine dans une séquence.
À cinq heures du matin en
rentrant de tournage, les flics m’ont arrêté. Suspicieux devant le véhicule
autant chargé, ils l’ont inspecté de fond en comble avant de me demander
d’ouvrir le coffre. En y découvrant une forme humaine immobile, un policier s’est tourné vers moi, prêt à m’embarquer sans ménagement.
J’ai immédiatement été
écarté du véhicule par deux agents. Le chef s’est empressé de découvrir
le drap, derrière lequel est apparu le visage hilare du mannequin.
« Je travaille sur un film qui s’appelle Circulez y’a rien à voir… » lui ai-je expliqué,
fermement maintenu par les autres. Il m’a regardé d’un sale œil et leur a
fait signe de me relâcher. Le chef a remis le drap sur le mannequin et m’a demandé
de disparaître au plus vite.
Si j’avais dû m’occuper
des accessoires sur le tournage d’un James Bond, j’aurais certainement
fini la nuit en taule.
Mortel transfert (2000)
de Jean-Jacques Beineix
Patrice Leconte m’a montré
qu’on pouvait faire un film dans la bonne humeur sans nuire pour autant à la
qualité du travail. Parfois, quand on attendait que le soleil sorte de derrière
un nuage pour tourner, il me disait, songeur : « Tu te rends compte
de la chance qu’on a, d’être ici et de faire du cinéma… »
Rêve d’enfant dans une salle obscure, récit. ©
Bruno François-Boucher, 2011.
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