lundi 26 septembre 2011

Au-delà des grilles

Jafar Panahi est l’un des plus importants cinéastes iraniens, avec Abbas Kiarostami, dont il fut par ailleurs l’assistant. Son premier long-métrage, Le ballon blanc, très attachante histoire d’une petite fille en quête du billet qu’elle a perdu pour s’acheter un poisson rouge, avait été récompensé par la Caméra d’Or au Festival de Cannes en 1995. Mais c’est surtout avec Le cercle (2000), bouleversant film sur la condition des femmes en Iran, qu’il fait preuve d’un immense talent de metteur en scène, œuvre qui lui vaut les foudres de la censure dans son pays. Tous ses films, Sang et or (2003), sur la guerre en Irak, Hors jeu (2006), documentaire traitant lui aussi de la place des femmes en Iran, sont interdits par le régime. Seuls des DVD sont vendus sur le marché noir. Il ne tournera plus qu’un long métrage resté inachevé, après que les gardiens de la révolution aient interrompu le tournage et mis sous séquestre la pellicule. Condamné à l’interdiction durant 20 ans de pratiquer son métier, Jafar Panahi est alors assigné à résidence, risquant de surcroît une peine de 6 ans d’emprisonnement. C’est dans la clandestinité qu’il tourne Ceci n’est pas un film, avec la complicité de son ami réalisateur Mojtaba Mirtahmasb, expérience unique dans l’histoire du cinéma d’un film qui n’existe pas, qui aurait pu être, et qui tente malgré tout de devenir un objet filmé.

Ceci n’est pas un film de Jafar Panahi

Nous voyons le réalisateur chez lui, amputé de son outil d'expression, se servant tour à tour d'un téléphone mobile, d’une caméra de reportage et d’un écran de télévision dont il extrait des fragments provenant de ses précédentes oeuvres, pour filmer l’impossible d’une création en devenir. Son projet existant sous la seule forme du scénario, le cinéaste nous en offre quelques séquences imaginaires, utilisant son propre appartement pour simuler les décors, ainsi que quelques repérages tournés sur son I-phone. Il nous détaille les plans précis des premières séquences, travellings, gros plans, photos du casting à l’appui, avant de renoncer finalement à aller plus loin, un film n’étant « jamais ce qu’on raconte, mais ce qu’on réalise ». Ceci n’est pas un film devient alors le film de la propre vie de Jafar Panahi, entre conversations surveillées au téléphone, inquiétudes quant aux visiteurs venant frapper à la porte, le tout sous fond de révolte sourde des étudiants qui grimpe peu à peu de la rue.

Jafar Panahi et Iggy dans Ceci n’est pas un film

L’œuvre est non seulement bouleversante quant à son sujet, mais aussi parce que le réalisateur sait avec un art sans pareil de la mise en scène, captiver l’attention du public pendant 1h 20, avec sa personnalité tour à tour attachante, pleine d’humour, et tentant avec une dignité exemplaire de masquer son désespoir profond. Je n’avais jamais vu un tel film, acte de résistance ultime de la part d’un homme non seulement engagé, mais qui a aussi valeur selon d’exemple pour tous les cinéastes du monde entier. Son courage ne peut qu’inciter au combat pour le changement, il est une formidable leçon d’espérance. Jafar Panahi nous montre que le cinéma est un puissant moyen d’expression que les techniques numériques d’aujourd’hui ne peuvent que renforcer, au-delà de toute interdiction à l’image et à la parole. Dupliqué sur une clé USB et glissée ensuite dans un gâteau, Ceci n’est pas un film a franchi la frontière pour nous parvenir aujourd’hui sur un grand écran dans une copie d’une qualité exceptionnelle.


Jafar Panahi dans Ceci n’est pas un film

Visionné fraîchement sorti du laboratoire, ce film m’a enthousiasmé et bouleversé au plus haut point. Tous les publics peuvent le voir, non seulement comme document, mais aussi comme œuvre d’art, sa galerie de personnages haute en couleurs étant le plus beau des castings : Mojtaba, le complice et caméraman, Iggy, l’iguane de compagnie du cinéaste, le chien de la voisine, l’étudiant qui gagne sa vie en descendant les poubelles et avec lequel le réalisateur prend l’ascenseur, risquant une sortie vers les sous-sols avant d’être stoppé par les grilles d’entrée de l'immeuble.
Ceci n’est pas un film est un film, le meilleur que j’ai vu depuis longtemps. La classe entière, politique et artistique, doit se mobiliser ainsi que nous-mêmes, spectateurs d’un idéal de cinéma que le confort de nos sociétés, la plupart du temps, ne parvient plus à nous donner.
Plus qu’un film, Ceci n’est pas un film est un cri dont l’écho continue de résonner au-delà de l’écran, longtemps encore après sa vision.


Sortie au cinéma le 28 septembre
www.kanibal.eu

dimanche 25 septembre 2011

Rêve d'enfant dans une salle obscure - Épisode 8

J’avais enfin trouvé une idée de court-métrage et commencé à l’écrire. C’était une sorte de thriller fantastique à deux personnages intitulé La femme sous la lune. Un homme se retrouvait perdu en plein hiver dans une station balnéaire déserte, agressé par une femme armée, qui, après avoir mis sa voiture hors service, le prenait pour cible. J’avais néanmoins quelques problèmes de construction pour le rendre suffisamment intéressant, et peinais surtout avec les dialogues, ramenés pourtant à leur plus simple expression.



C’est à ce moment que Abdelkrim Bahloul me proposa de recruter des acteurs arabes pour son premier long-métrage, Le thé à la menthe. Je ne pouvais refuser, venant d’aménager dans un petit appartement dont le propriétaire n’attendrait pas l’évolution de mon scénario pour encaisser son loyer. Il n’était cependant plus question d’être employé comme stagiaire mise en scène, seul poste vacant sur le film, et quitte à en accepter le salaire je tenais à être crédité comme co-second assistant. La production y consentit et je rangeai mon manuscrit pour le laisser mûrir quelques temps.

Bahloul préfigurait le cinéma « beur », décrivant la vie à Paris des jeunes venant de la deuxième génération d’émigrés maghrébins. Avant lui, Naceur Ktari avec Les ambassadeurs, et surtout, oublié des dictionnaires, Ali Ghalem, avec Mektoub et L’autre France, avaient abordé courageusement les difficultés de la première génération. Dans l’histoire du cinéma français, Mektoub (1970) restera comme le premier long-métrage de fiction ayant dénoncé de plein fouet les conditions de vie des immigrés maghrébins en France.

Mektoub (1970) de Ali Ghalem

Abdel Kechiche, un jeune homme tout fou dont émanait un charme et un charisme exceptionnels, incarnait Hamou, le rôle principal du Thé à la menthe. Ce film à très petit budget fait partie des plus difficiles sur lesquels j’ai travaillé. Avec des moyens extrêmement limités pour la figuration, je n’avais que la solution d’embaucher des personnes sur place à la dernière minute, même en petit nombre. Passants et badauds étant rarement disponibles plus d’une demi-heure, nous nous devions de tourner le plus rapidement possible.

Abdel Kechiche
Le thé à la menthe (1983)

Un jour à l’aéroport d’Orly, n’ayant personne pour figurer des douaniers, je me suis précipité à la sortie d’un avion pour solliciter les passagers tandis que le réalisateur attendait. Des touristes ont accepté miraculeusement de se déshabiller dans les toilettes et de revêtir des costumes de douaniers trop courts pour eux. Presque contre leur gré, ils se sont retrouvés à jouer devant une caméra tandis qu’ils débarquaient de Caracas. Je ne sais même pas comment nous avons mis à mettre en boîte les séquences où la mère d’Hamou arrive d’Alger pour retrouver son fils. L’un de mes « douaniers », en l’occurrence un mari que sa femme pressée attendait, réceptionnait l’actrice Chafia Boudra dans un pantalon si court et si étriqué que l’on voyait apparaître ses chaussettes rayées rouges jusqu‘aux chevilles. Heureusement, grâce à l’adaptabilité de Bahloul et de son opérateur Charlie Van Damme, la scène fut filmée au-dessus des genoux.

Chafia Boudrah
Le thé à la menthe (1983)

Sur Le thé à la menthe, je suais vingt heures par jour, y compris les fériés, et l’impossible a été demandé à chacun. Nous n’avons pas tourné ce film, nous l’avons extrait de la mine.
Les rues de Barbès étaient en permanence transformées en studio, et l’on jouait avec le mouvement réel de la ville ; des rails de travelling étaient installés sur les couloirs de bus, la caméra reposait au milieu du trafic, et j’engageais des passants pour les transformer en joueurs de cartes et en quêteurs, juste le temps d’un plan.
J’avais aussi embauché pour m’aider un jeune homme en quête d’un stage, Christian Merret-Palmair, qui avait attendu pendant plusieurs jours aux abords du plateau.
Le tournage devait avancer coûte que coûte, parfois sans autorisation, et nous étions prêts à déguerpir de certains endroits d’une seconde à l’autre.

Dans une autre séquence, lorsque le personnage de la mère, vient porter du thé à un agent de la circulation, l’acteur en uniforme a été parachuté au milieu d’un carrefour encombré. Planqués dans une camionnette avec la caméra, nous avons lancé le tournage de la scène. À ce moment un car de police a surgi, plusieurs agents sont descendus et ont embarqué l’acteur dans le panier à salade toutes sirènes hurlantes.
Il m’a fallu poursuivre les flics en voiture jusqu’au commissariat pour récupérer le comédien qui, quelque peu molesté, a eu la peur de sa vie. J’ai eu beaucoup de mal à expliquer aux flics que nous tournions un film. Ils avaient arrêté l’acteur parce que son costume n’était pas réglementaire.

Buster Keaton
The cameraman (1928)

Une autre fois, la nuit dans les quartiers chauds de la Goutte D’or, une cinquantaine de personnes avaient accepté de figurer quelques heures dans le film. Au moment de la paye, munis de leur ticket de pointage, ils se sont rassemblés en une file d’attente. Étonnamment, lorsque j’ai distribué la dernière enveloppe la queue était aussi longue qu’au début… Des intrus avaient volé des tickets, d’autres les avaient falsifiés. Une énorme confusion régnait. Tous réclamaient leur dû à corps et à cris, et particulièrement ceux qui avaient travaillé, les escrocs ayant filé à toutes jambes. Il m’a fallu expliquer que la caisse était vide, mais le ton est monté et une bousculade s’en est suivie. J’ai dû fuir de toute urgence les lieux pour éviter les coups, étant poursuivi, mon sac arraché par quelques excités. Après être monté précipitamment dans ma voiture devenue la proie des coups de poings et des coups de pieds, j’ai démarré en trombe sous une pluie de projectiles.
Je ne remis  plus les pieds dans le secteur pendant quelque temps.

Marathon man (1976) de John Schlesinger

Ce tournage m’a éreinté. Je savais déjà que je ne resterais plus très longtemps assistant.
Eliane André, la régisseuse, m’avait beaucoup parlé d’un film de science-fiction sur lequel elle venait de travailler, Le dernier combat, qui s’était tourné en noir et blanc avec une toute petite équipe. Un soir après le tournage, elle m’a présenté son réalisateur : il avait vingt trois ans et s’appelait Luc Besson.

Le premier jet de mon scénario étant terminé, je demandais conseil à Bertrand Tavernier qui prit le temps de le lire. Il me fit des remarques judicieuses sur la nature des personnages et sur la construction du récit, en souleva les points faibles et  me suggéra quelques idées afin d’épaissir l’intrigue. Rien n’avait échappé à l’œil du maître. Après un certain nombre de modifications, je parvins à une nouvelle version plus solide et fis réaliser un story-board par un dessinateur. Cependant quelque chose ne collait pas, l’intrigue manquait toujours d’intensité. Je n’arrivais pas à créer suffisamment de rebondissements pour pouvoir captiver le spectateur.

Shining (1980) de Stanley Kubrick

Une nuit - on ne sait jamais d’où viennent les idées - j’imaginai la trajectoire d’un personnage dans une gare dont on ne verrait que les pieds. J’en parlais à Christian Merret-Palmair, devenu un ami. Il venait lui aussi du cinéma en Super 8 et nous avions la même culture. Emballé par mon idée, Christian, qui depuis est devenu réalisateur, voulut immédiatement l’écrire avec moi. En quelques jours nous avions la base de ce qui allait devenir mon premier vrai court-métrage.

Le téléphone sonna de nouveau et j’acceptais le premier contrat que l’on m’offrait, régisseur adjoint sur le film Fort Saganne d’Alain Corneau.
La production du film avait eu vent de ma contribution au Thé à la menthe. Patrick Meunier, le régisseur général, s’était intéressé à mon fichier d’acteurs arabes et à la manière dont j’avais travaillé sur le film. Nous étions restés en contact et quelques semaines plus tard, il m’engageait pour le tournage en Mauritanie.
Du jour au lendemain, je suis passé du plus petit film français à la production la plus coûteuse de l’année.

Un chauffeur (!) est venu me chercher pour m’accompagner à l’aéroport, et après douze heures de vol, j’atterrissais par 40° à l’ombre à Nouakchott.
Le tournage était commencé depuis plusieurs semaines. D’abord à Paris, en studio, puis en Tunisie, et il restait la partie certainement la plus difficile, celle du désert Mauritanien. Malgré une équipe de régisseurs sur place depuis un an et tous les efforts de la production pour subvenir aux besoins du tournage, le bateau prenait l’eau. Les problèmes de logistique s’étaient accumulés, il venait d’y avoir un clash, et la direction de production avait changé de main.

Mission impossible : "Bonne chance Jim ! "

Ma mission consistait à ravitailler l’équipe depuis Nouakchott, la capitale, vers Chinguetti, camp de base du tournage, petite ville dans les sables à cinq cent kilomètres au nord. Une centaine de personnes attendait chaque jour de recevoir vivres, médicaments, boîtes de pellicule et accessoires, par le petit avion de la production qui faisait la navette.

Chinguetti

Dès mon arrivée, je dus faire face à un monde pouvant se résumer à l’histoire du touareg qui rencontre un occidental avec une montre au poignet et qui lui dit : « Vous, vous avez l‘heure, mais nous, nous avons le temps. »


Il n’est pas possible en région mauritanienne de pratiquer le commerce et les échanges à la française, ni d’espérer obtenir quoi que ce soit dans la minute. Toute tenue vestimentaire touristique faite d’un short de surfer et d’un T-shirt fashion, vous condamne immédiatement à être inscrit dans cette seule ligne de mire : être un potentiel acheteur susceptible de payer le prix le plus élevé du marché mondial.

Il m’a fallu plusieurs jours pour faire ma place à Nouakchott et trouver une manière de contourner le problème. Je revêtis une tenue plus soft et passais beaucoup de temps chez l’habitant pour bien connaître leurs us et coutumes, tout comme les indispensables fournisseurs locaux susceptibles de valider les commandes provenant du tournage.
Celles-ci pleuvaient à longueur de journée, tant en ce qui concerne la mécanique pour les véhicules ensablés hors d’usage que le ravitaillement, les accessoires, les costumes, et les formalités incessantes de douane pour les innombrables allées et venues en comédiens, personnel et matériel venant de Paris.


J’avais parfois l’impression d’être un soldat perdu dans l’immensité, passant mon temps à trouver l’impossible par les routes les plus impraticables, à envoyer des messages par radio et à charger de vivres le petit avion Cessna d’Albina productions. Pour aller sur le tournage, il me fallait emprunter un avion à la carlingue branlante des lignes intérieures, digne d’Indiana Jones et le temple maudit. Le moteur avait de tels ratés que je songeais sérieusement à m’éjecter sur un canot gonflable à défaut de parachute.

Indiana Jones and the temple of doom (1983)

Dans les tourbillons des tempêtes de sable, la tête enveloppée d’un chèche, j’ai retrouvé mes compatriotes Alain Centonze et Bruno Nuytten, plutôt surpris de me voir débarquer tel Lawrence d’Arabie… Pour un peu, ils auraient cru à un mirage.

Il est impossible de réagir dans le désert comme ailleurs. C’est une autre planète, où s’achèvent la plupart des langages que nous connaissons dans le monde industrialisé, à fortiori dans le cinéma. Sans remise en question de son propre fonctionnement, toute tentative d’obtenir quelque chose est vouée à l’échec.


Au début, les autochtones riaient beaucoup lorsque je leur demandais de l’aide. Et plus j’insistais, plus ils riaient. Je n’avais pas d’autre solution que revêtir une djellaba et m’exprimer directement en arabe afin de ramener à des proportions raisonnables le délai d’obtention d’une citerne d’essence.
Pendant ce temps, le groupe électrogène étant ensablé, Bruno Nuytten éclairait ses plans de nuit au feu de bois, dans la perspective d’un nouveau groupe qui se fit attendre comme les Tartares dans le désert…
Pour obtenir le nécessaire, je devais aussi fumer une herbe locale en buvant pendant des heures du thé mauritanien. Après un premier thé « doux comme la vie », un deuxième « fort comme l’amour », et un troisième « amer comme la mort », au bord de l’apoplexie et dépouillé de tous mes ouguiyas (monnaie mauritanienne), je repartais avec de précieuses pièces de voitures ou des fusées éclairantes.


La possibilité de mettre un œil dans le viseur de la caméra d’Alain Corneau était rare. Au poste de régisseur, c’est quasiment impossible. La plus grande partie de job consiste à être en avance de plusieurs semaines sur le tournage pour pouvoir tout organiser.
Seuls quelques moments en équipe réduite lors de mes séjours sur le plateau, entre deux séquences de batailles, me permettaient d’apprécier le savoir faire du réalisateur qui était l’un des plus chevronnés avec lesquels j’ai collaboré. Corneau était un tenace, il obtenait toujours ce qu’il voulait, avançant méticuleusement et dans le plus grand respect des autres. Le cinéaste maîtrisait admirablement son film malgré l’adversité. Lorsqu’il était arrivé dans le désert pour la première fois, à Adrar  dans la passe d’Amogjâr, regardant au loin dans son viseur il avait confié à son équipe de décorateurs : « Le fort Saganne, je le veux ici… » En gros, il ne restait plus qu’à le construire. Les premiers techniciens étaient arrivés sur place un an avant le tournage.

Fort Saganne (1984)

Alain Corneau bénéficiait également d’une pléiade d’acteurs hors pair : Gérard Depardieu, Philippe Noiret, Catherine Deneuve, Sophie Marceau, ainsi que, dans des seconds rôles, les formidables Michel Duchaussoy, Hippolyte Girardot, Saïd Amadis, et l’inoubliable Roger Dumas.

Fort Saganne (1984)

J’eus souvent à m’occuper d’eux lors de leurs escapades de fins de semaines à Nouakchott. Gérard Depardieu débarquait à l’hôtel comme une escouade de militaires assoiffés à lui tout seul. L’acteur était capable de se transformer aussi bien en mécano si une voiture était en panne, qu’en boxeur lorsque ses élans se trouvaient soudain freinés par quelque attente trop longue à la douane. Durant ses moments de pause, nous avons eu de passionnantes conversations. Je le sentais encore habité par son personnage de Charles Saganne, officier français confronté au dépouillement et à l’âpreté du désert. Il parvenait à lui donner une profondeur fascinante.

Fort Saganne (1984)

Il me fallait user de tout mon sang-froid pour veiller à ce que le comédien parvienne à bon port et à l’heure dite sur le plateau deux jours plus tard, surtout l’envie lui prenait soudain de vouloir visiter le Sénégal. Gérard piqua sur moi des colères mémorables lorsque je devais le sortir d’un sommeil lourd et profond après un week-end tonitruant. Retenant mon souffle, mon seul but était qu’il parvienne au maquillage à l’horaire indiqué sur la feuille de service. Ce fut une expérience extrêmement enrichissante en ce qui concerne ma relation aux acteurs. Plus aucune star ne m’intimida par la suite. Au-delà cependant de quelques emportements, Gérard a toujours fait preuve de justesse. N’importe quel réalisateur ne peut que souhaiter un jour l’avoir devant sa caméra.

Fort Saganne (1984)

La courtoisie et l’humour à froid étaient le fort de Philippe Noiret. Debout aux aurores pour le maquillage, il aimait à observer d’un air amusé la horde de techniciens affamés se précipiter à la cantine après un dur labeur, oubliant parfois de lui laisser une place. Et lorsque l’un d’entre eux, s’en rendant compte, se levait pour lui offrir sa chaise, il répondait aussitôt : « Laissez, je déjeunerai après vous… ». Un jour il y eut quelque dépassement sur son planning. Je vins le chercher avec un peu d’avance et fus surpris de le voir qui m’attendait : « Vous êtes en avance, Philippe… » lui dis-je. Et lui de me répondre : « Comment ça je suis en avance, mais j’ai trois jours de retard ! »
L’acteur, que je retrouvais avec plaisir par la suite sur le tournage de Souvenirs, souvenirs de Ariel Zeitoun, était une leçon d’humilité à lui tout seul, pour tous ceux qui en manqueraient dans ce métier.


Fort Saganne (1984)

 Un peu frustré de ne pas pouvoir être plus présent sur le plateau, j’étudiais l’épais scénario de Louis Gardel, d’après son livre, et co-écrit par l’historien Henri de Turenne. Les dialogues étaient superbes, beaucoup d’émotion s’en dégageait. J’essayai d’imaginer ce que pourrait être le film, il y avait là une matière exceptionnelle. Le cinéma français renouait avec toute une tradition romanesque oubliée depuis la nouvelle vague, un souffle épique proche de Jacques Feyder, le réalisateur de La kermesse héroïque et de La loi du Nord. C’était un choix surprenant de la part du réalisateur de Série noire et de Police Python 357.


Ce tournage aura été un exploit des membres de l’équipe pour qu’Alain Corneau puisse chaque jour réaliser son film.
Le passage côté production m’a donné une vision encore plus réaliste du métier. Les producteurs, la plupart du temps malmenés, incarnent la face sombre du cinéma, celle où les risques sont les plus lourds : ils donnent à des créateurs les moyens dont ils disposent en prenant le risque de tout perdre.

Catherine Deneuve et Alain Corneau

Fort Saganne était le rêve fou d’une productrice, Albina du Boisrouvray, qui a eu l’incroyable audace de se lancer dans ce projet. Il est regrettable qu’elle ait perdu tragiquement son fils, François-Xavier Bagnoud, dans l’accident d’hélicoptère sur le Paris-Dakar en 1986 qui emporta aussi Daniel Balavoine et Thierry Sabine. François-Xavier était présent lui aussi sur le film, pilotant chaque jour le Cessna qui ravitaillait l'équipe.

Albina du Boisrouvray
François-Xavier Bagnoud

Au-delà des problèmes de logistique du film, la vision que je découvrais de l’Afrique, notamment son taux extrême de non alphabétisation et de pauvreté, changea à tout jamais ma perception du monde. Témoin chaque jour du pillage de mes poubelles par une horde d’enfants, rien ne pourrait plus être comme avant. Pour certains peuples il n’existe que la survie dans l’immédiateté. Cette prise de conscience me bouleversa à un tel point, qu’elle a influé par la suite, j’en suis certain, sur mes comportements. Que faire d’autre, sinon tenter chaque jour de continuer à être des humains dignes de ce nom dans nos sociétés ?

 De son côté, Albina du Boisrouvray s’occupe aujourd’hui à travers la Fondation François-Xavier Bagnoud, d’alerter les pouvoirs publics et de collecter des fonds pour venir en aide à plus de cent millions d’enfants orphelins, dont ceux du sida, à travers le monde.

Fondation François-Xavier Bagnoud

Fondation François-Xavier Bagnoud : http://www.fxb.org/

Rêve d’enfant dans une salle obscure, récit. © Bruno François-Boucher, 2011.

lundi 19 septembre 2011

Le journal d'une femme de chambre, au théâtre Darius Milhaud

Rien n'est plus beau que le théâtre et les acteurs. De voir vibrer un acteur sur scène est toujours un moment de magie pour le seul plaisir des spectateurs qui écoutent et regardent en silence. C'est beau, rare, merveilleux, c'est une réinterprétation de la vie. Parler du théâtre et des acteurs participe pour moi d’un même mouvement avec le cinéma. Le principe même de la représentation dans une salle obscure existait déjà depuis des siècles avant le septième art. Et si le théâtre est resté sur son principe de base, tandis que le cinéma s’est envolé vers des sommets d’imagination avec la venue des effets spéciaux numériques, le jeu de l’acteur, lui, demeure toujours : même masqué par les plus incroyables figures de l’héroïc fantasy. J’ai toujours eu une profonde admiration pour Ingmar Bergman, qui venait au départ du théâtre, tout comme Elia Kazan, Sidney Lumet et bien d’autres. Mes acteurs préférés ont souvent été aussi des géants de la scène, Marlon Brando, Isabelle Adjani, Elizabeth Taylor, Paul Newman, alors comment ne pas s’intéresser à un art majeur qui permet autant d’explorer la dramaturgie.

Isabelle Adjani dans La maison de Bernarda
 au Théâtre populaire de Reims en 1972

Ombre et lumière

L’actrice Ségolène Point, que nous avions grandement apprécié lors de la saison précédente au théâtre Montmartre-Galabru dans Le bel indifférent de Jean Cocteau (voir sur le blog l'article de septembre 2010), revient pour notre plus grand plaisir dans une passionnante adaptation du Journal d’une femme de chambre d’Octave Mirbeau. Jouée cent fois à travers le monde, cette pièce unique adaptée de l’un des romans les plus prestigieux de la littérature française, trouve ici un souffle nouveau dans la vision originale que nous propose la metteur en scène, Nita Alonso.
Décor quasi expressionniste, fait d’ombre, de lumière, de peu d’objets, organisation précise d’un espace recréant la demeure des Lanlaire. Puis des bruits, ceux d’une calèche, et des aboiements dans la nuit. Peut-être est-ce l’hiver. Un hiver de déplaisirs traversés par notre héroïne, pourtant pas frileuse. Elle a l’habitude. Les lourdes tâches, les remontrances, le mépris d’une certaine société bourgeoise envers ses domestiques. De cette société, nous n’entendrons que des voix, jouées par des comédiens minutieusement choisis, qui jalonnent l’itinéraire de Célestine. Les lieux sont campés. D’abord la Normandie, le Prieuré, puis plus tard Cherbourg. Célestine est née de la mer, elle reviendra à la mer.

Ségolène Point dans le rôle de "Célestine"

Ses nouveaux maîtres n’ont rien de gratifiant. Ils sont gris, mesquins, fripés comme de vieilles pommes. Mais la jeune fille, fraîche, pimpante, sait user de sa désinvolture et de ses charmes pour se tirer d’affaire. Monsieur voudrait l’accueillir comme il se doit, l’encourager, la séduire même, pourquoi pas, elle la femme de chambre qui s’abaisse, courbe le dos, s’esquinte les reins. Et Célestine va, vient, accourt, bravant les humiliations, riant en elle-même, son journal lui servant d’exutoire. C’est cependant oublier l’odeur insupportable de la soupe des chiens qui empeste les cuisines, ainsi que la présence du cynique et inquiétant Joseph, l’autre domestique, qui va entreprendre de souiller l’âme de la jeune fille, déjà ternie par les vicissitudes. Alors l’impensable surgit. Celle qu’on croyait lucide et enclin à résister à l’opprobre, se met à éprouver une attirance pour Joseph, le réactionnaire, l’assassin, plus vil encore que ses maîtres. C’est le mal sourd et sournois de la corruption qui va entreprendre à présent de ronger Célestine.


Une nouvelle venue de grand talent

Ségolène Point accomplit ici une performance. Son personnage, presque ingénu au début de la pièce, peu à peu s’enhardit, s’endurcit, passe par mille cheminements avant de finir en apothéose : l’hypocrisie et la vilenie que la servante avait autrefois dénoncés par son franc-parler, sa quête d’un ailleurs et ses conceptions saines de la sexualité, finiront par avoir raison d’elle. L’actrice, qui a l’art d’exprimer le temps qui passe, paraît même vieillir sur scène au fur et à mesure des événements. Durant 1h 15 elle nous entraîne avec passion dans une sorte de voyage au bout de la nuit, tour à tour enjôleuse, sombre, tourmentée. Véritable raconteuse d’histoires et dotée d’un talent multi facettes, Ségolène Point apporte au personnage de Célestine l’ingénuité, la fourberie et la gravité requises, réussissant à échapper aux codes de narration traditionnels. Toujours surprenante d’une scène à une autre, elle est aussi très émouvante lorsque la servante apprend la mort de sa mère ou évoque son père. Sa prestation du début jusqu’à la fin est tout simplement exemplaire. L’actrice ne joue jamais dans la caricature, faisant apparaître sur son visage et avec une grande douceur une sorte d’innocence qui renforce encore le personnage du texte original de Mirbeau, ici respecté à la lettre. Elle lui apporte un éclairage nouveau, la restituant avec justesse et profondeur dans toute la légèreté et la gravité de son état.



Qu’il soit également rendu ici hommage à Nita Alonso pour avoir su tirer l’essence même du livre. A l’aide de judicieux tableaux et avec tout un art de la suggestion, elle parvient à tisser le drame qui s’ourdit dans une sorte de jeu de miroirs faisant se confronter Célestine aux autres protagonistes, représentés seulement par des voix et des présences.

En ces temps d’interrogations sur la notion de pleins pouvoirs et sur les mœurs de toute une classe bourgeoise et politique, « Le journal d’une femme de chambre », peinture sans concessions de la prétendue Belle Époque, est une belle leçon de lucidité, de courage et de savoir-vivre qui n’a rien perdu de son actualité.


http://www.bobbymanhattan.blogspot.fr



Le journal d’une femme de chambre d’après Octave Mirbeau.
Mise en scène : Nita Alonso
Avec : Ségolène Point
Théâtre Darius Milhaud
80, allée Darius Milhaud, 75019 Paris
Tous les vendredis à 19h, du 20 mai au 1er juillet
Puis tous les samedis à 21h, du 9 juillet au 24 septembre 2011


jeudi 15 septembre 2011

Rêve d'enfant dans une salle obscure - Episode 7

L’expérience me donna plus que jamais l’envie de passer à la mise en scène et j’écrivis enfin mon premier scénario.
J’avais lu un livre bouleversant, Malika, écrit par une jeune fille de 16 ans, Valérie Valère, qui avait été atteinte d’anorexie mentale. Il s’agissait d’une tragique histoire d’amour entre deux enfants, sorte de Roméo et Juliette des temps modernes.


Je ne me rendais absolument pas compte de la difficulté de porter un tel projet à l’écran, seule l’émotion, profonde, m’avait emporté. Mais parfois dans la vie, il faut plonger, c’est la seule façon de briser ses inhibitions. Après avoir obtenu une option sur les droits du roman, je me lançais dans l’adaptation. J’inventais des séquences, recopiais directement les dialogues du livre, et, au bout de quelques semaines, je parvins à une première mouture. Je déposais ensuite une demande d’Avance sur Recettes au Centre National du Cinéma, tentant également de réunir un casting, sans producteur, à l’aveuglette, ne sachant pas du tout ce qui allait arriver. J’eus tout de même la chance de trouver une jeune actrice repérée sur le tournage de Livingstone, et demandais à Marie-France Pisier, dont j’avais trouvé l’adresse et le numéro de téléphone, de jouer le rôle de la mère. Marie-France a été adorable, elle était prête à me suivre, malgré le rôle peu développé que je lui avais écrit. J’avais même donné le scénario à Bruno Nuytten pour qu’il dirige la photo.

Marie-France Pisier

Quand j’y repense, j’ai vraiment l’impression d’avoir été un kamikaze. Porté par le tournage d’Hôtel des Amériques, je me voyais déjà en train de réaliser mon premier film, sans être passé par la case obligatoire d’un court-métrage professionnel. Cependant, une fois que l’Avance sur Recettes me fut refusée, l’aventure n’alla pas plus loin. J’eus beau chercher des appuis parmi le peu de gens que je connaissais dans le milieu du cinéma, personne n’était prêt à me suivre, ce qui était logique. J’étais inconscient de vouloir partir aussi vite dans une telle aventure. Autant mon audace m’a permis de vaincre les barrages les plus infranchissables pour entrer dans la profession, autant je surestimais mes capacités, lesquelles, si l’on m’avait donné le feu vert tout de suite, auraient été soumises à une telle épreuve que je ne m’en serais peut-être jamais remis. Il faut savoir faire confiance au temps, au rythme naturel des choses. Je crois que le temps est un bienfait, il permet de connaître ses vrais alliés et la valeur de ceux qui nous accompagnent, la difficulté et les épreuves éloignant aussi ceux qui refusent d’y être confrontés.

Days of heaven / Les moissons du ciel
de Terrence Malick (1978)

Je savais à présent que je devais commencer par deux choses essentielles pour devenir réalisateur : 1) tourner un ou deux courts-métrages professionnels, 2) trouver un producteur pour m’aider à construire un projet ou éventuellement monter ma propre maison de production. Je n’ai pas choisi cette dernière option, ne bénéficiant pas suffisamment de soutien.
Je commençais donc à réfléchir sur un sujet de court-métrage.

En attendant je retrouvais Marc Van Dessel, l’assistant de Jean Chapot, qui travaillait toujours pour la télévision. Lui aussi voulait réaliser un long-métrage depuis de nombreuses années, mais son métier l’empêchait de se libérer, d’autant plus qu’il avait une famille à charge. Je me proposai alors de l’aider à écrire son scénario, et amorçais aussitôt le premier traitement d’un projet. Ce dernier s’avéra finalement très compliqué à mettre en place, et nous nous repliâmes bientôt sur une histoire beaucoup plus originale se passant entièrement dans le métro. Marc en avait exploré de fond en comble les couloirs, et il m’avait fait entrer au cœur d’un univers fascinant, imprégné de littérature et de cinéma fantastique. Ce furent mes premiers pas de scénariste.
Cependant, quelques mois plus tard, un certain Luc Besson fut beaucoup plus rapide que nous sur le sujet… Subway n’avait pourtant aucun point commun avec notre histoire, mais il arrive très souvent que des auteurs développent des idées similaires en même temps. Elles font partie de l’inconscient collectif.


Écrire et développer un projet est un travail de longue haleine. Même si l’on parvient rapidement à une première version du script, le temps de trouver un producteur et d’avoir un document valable pour le communiquer à des acteurs, il peut se passer plusieurs années. Et encore, faut-il trouver des interlocuteurs qui soient prêts à vous suivre. La faisabilité d’un film est quelque chose de curieux, il n’y a aucune règle. Certains peuvent se monter rapidement, d’autres mettre plusieurs décennies, d’autres ne voir jamais le jour… Ils deviennent alors comme des rêves qui lévitent dans l’espace, récupérés même parfois par d’autres, longtemps après la disparition de leurs créateurs.

Grâce à mon dernier contrat de travail, j’obtenais à présent le droit de m’inscrire à l’Agence du spectacle qui m’avait refusé son accès pendant tant d’années. Reconnu comme professionnel, il m’était possible de gagner ma vie avec le cinéma.
Selon la législation en vigueur à l’époque, il fallait deux ou trois stages pour passer second assistant, trois films comme second pour être premier, et trois comme premier pour obtenir la carte professionnelle de réalisateur, si l’on choisissait de suivre cette filière. Aujourd’hui les cartes professionnelles n’existent plus, mais cette règle n’était de toutes manières pas obligatoire pour faire un film.
Je n’avais pas l’intention de la suivre non plus, ni de devenir premier assistant. J’attendais seulement d’avoir suffisamment d’expérience pour me lancer, et surtout de trouver le sujet d’un court-métrage qui pourrait être produit par la profession.


Marc Van Dessel m’a fait engager sur un autre téléfilm, Dans la citadelle, réalisé par Peter Kassovitz (le père de Mathieu) et interprété par Claude Rich. Comme il n’y avait pas poste de stagiaire, j’ai accepté celui de « Chargé de la figuration ».
Mon job était de recruter les figurants parmi la population africaine et maghrébine de Paris, pour ce film d’anticipation sur le tiers-monde, écrit par Bernard Kouchner après son expérience de médecin humanitaire. J’ai fréquenté tous les endroits de Barbès et de la Goutte d’Or, enrôlant des centaines de personnes qui parlaient peu le français, et n’avaient jamais eu ce type d’expérience. J’arpentais les rues, les bars, j’étais reçu chez les gens, buvais le thé, écoutais leurs histoires et essayais de les convaincre d’être filmés. En deux mois, je connaissais tout le quartier. Je m’étais bientôt constitué un fichier d’acteurs et de figurants de couleur dont la profession entendit parler, et qui fit de moi un spécialiste en la matière. Cela m’a valu par la suite deux autres engagements sur des films de long-métrage, et l’on m’a même expédié quelques temps plus tard sur le tournage de Fort Saganne en Mauritanie, parce que j’avais soi-disant une « expérience du monde arabe ».


J’avais surtout l’expérience de convoquer cinquante personnes pour être sûr d'en avoir vingt ! En effet, comme la plupart n’avaient pas le téléphone, je devais souvent me rendre à leur domicile, ou aller les chercher dans les rues avoisinantes. Quand ils arrivaient sur le tournage, c’était un soulagement. Combien de fois ai-je dû recruter de nouveaux personnages sur le moment, au hasard des boulevards, pour être prêts à tourner un nouveau plan immédiatement.

Lorsque je vendais des fleurs dans la rue, il fallait absolument que j’écoule tous mes bouquets dans la journée afin de pouvoir payer mes repas et acheter un nouveau stock. Plus le temps passait, plus je devais faire vite, même s’il n’y avait pas de clients, quitte à convaincre des passants qui n’avaient pas l’intention d’en acquérir. C’était un cri qui les persuadait. J’ai dû pousser le même pour convaincre les figurants de ce téléfilm.

Peter Kassovitz et Robin Williams
sur le tournage de Jakob le menteur (1997)

Peter Kassovitz a été remarquable. Il a toujours su tirer parti du nombre d’acteurs qu’il avait à sa disposition, réorganisant sa mise en scène en fonction de la quantité.  À l’école du téléfilm, beaucoup plus qu’au cinéma, il n’y a pas un quart de seconde à perdre et les facultés d’adaptation dont il faut faire preuve sont décuplées.

Dans la citadelle, de par son rythme de tournage tambour battant, mit une nouvelle fois sur la sellette ma capacité à trouver l’impossible. Je me souviens qu’une fois on tournait place de la Nation, et Peter Kassovitz repéra une fenêtre au 8e étage d’un immeuble. Il me demanda s’il était possible que je puisse obtenir l’autorisation de tourner un plan en plongée, depuis le balcon. Aussitôt sa demande effectuée, je fonçais dans l’immeuble pour frapper à la porte de l’appartement. Une dame âgée qui avait un peu perdu la boule ouvrit, et j’eus grande difficulté à lui formuler ma requête. Un quart d’heure passa où il fallut expliquer les termes « caméra », « objectifs », « trépied », « assistant opérateur »… et je crus devenir fou. À  ce moment-là, le réalisateur, qui était déjà prêt à tourner son plan, attendait mon feu vert avec son équipe dans la cage d’escaliers. Finalement je pris la décision de les faire entrer, persuadé que la vieille dame, dans le feu de l’action, ne m’en tiendrait pas rigueur. Affolée, elle vit passer devant elle en un rien de temps, pied de caméra, malles de matériel et techniciens bardés d’accessoires de travail, Kassovitz en tête. Pendant qu’ils installaient le plan sur le balcon, déplaçant au passage une multitude de pots de fleurs, je continuais mes explications à Miss Marple. Ayant pris goût à la visite incongrue, celle-ci fut finalement ravie, et me proposa même de tourner dans sa chambre. Mais Peter avait déjà emballé son plan, et j’eus toutes les peines du monde à me dépêtrer de ma bienfaitrice. Après lui avoir donné quelques billets, lorsque je redescendis les  marches quatre à quatre pour aller rejoindre l’équipe, elle me lança dans la cage d’escaliers un retentissant : « Revenez quand vous voulez ! ».

Geraldine McEwan dans Miss Marple

Un assistant ne cherche pas à comprendre, c’est un accélérateur à lui tout seul. Il doit trouver un équilibre entre la plus grande courtoisie et le stress absolu, ce qui l’oblige à continuer de travailler avec ses mains derrière le dos tout en affichant un sourire affable. C’est un métier de fou. 

À ce poste j'étais amputé de toute une partie créative du film, passant la plupart de mon temps à gérer des problèmes psychologiques entre les intervenants, à m'occuper de mille détails annexes comme les horaires des repas, la fabrication de sandwiches et la feuille de service du lendemain. Un seul mot d'ordre : veiller à ce que tous les éléments inscrits dans le scénario soient présents pour le lendemain sur le tournage, ma mission s'étalant parfois sur plusieurs mois. 
Le deuxième assistant de Kassovitz, Rachid Bouchareb, deviendra par la suite le célèbre réalisateur d’Indigènes, et un figurant discret, Abdelkrim Bahloul, mettra lui aussi en scène plusieurs films de cinéma. Tous deux ont été sous mes yeux la preuve que mon rêve d’enfant était possible.

Après ce téléfilm, Rachid et Bahloul m’ont incité à me lancer rapidement dans la réalisation. Mais je ramais toujours avec mon scénario. Eux, plus âgés, en avaient fini depuis longtemps avec les courts-métrages, ils étaient déjà en train de préparer leur premier long. Bahloul venait d’obtenir l’Avance sur recettes pour Le thé à la menthe, et Rachid avait écrit un excellent script.
Je l’ai déjà dit, on peut avoir de bonnes idées et des facilités à écrire, cependant de construire un spectacle habité par des personnages intéressants et nourri de rebondissements, requiert des compétences que je ne possédais pas. Je lisais pourtant beaucoup, mais la technique d’écriture d’un scénario est quelque chose de bien particulier. Seules comptent, au-delà des qualités littéraires, la construction du récit, la crédibilité psychologique de tous les personnages, la force des dialogues, et surtout la valeur attractive pour un public. En un mot, c’est une science. N’oublions pas que je débarquais de la technique de la réalisation à travers mes premiers films, et que ceux-ci avaient souffert d’une écriture chaotique. Je ne venais pas de l’écrit, mais de l’image. J’ai dû apprendre à écrire des films pour parfaire leur construction. Martin Scorsese a dit : « Si ce n’est sur la page, ce ne peut être sur le tournage ».
Je n'avais comme possibilité que me référer aux films et aux scénarios des autres, personne ne pouvant véritablement m’enseigner leur technique. Il n’y avait pas encore d’ateliers d’écriture, ni de sessions pour les scénaristes comme aujourd’hui, et le livre phare d’Yves Lavandier La dramaturgie, n’existait pas non plus.


J’ai téléphoné au scénariste Jean-Claude Carrière pour lui demander conseil. En plein travail d'écriture, il m’a aimablement répondu que le meilleur moyen était de me lancer tout seul, ainsi que lui l’avait fait à ses débuts dans les années soixante avec Pierre Etaix.
Il m'a fallu apprendre le métier de scénariste autant que celui de réalisateur pour pouvoir travailler, et amorcer une longue quête qui passera par des collaborations sur une bonne dizaine de scripts avant de convaincre un producteur de m’acheter les droits de l'un d'entre eux.
Avec Marc Van Dessel, nous nous réunissions tous les samedis pour écrire. Il me racontait les grandes lignes d’une histoire, et j’en élaborais avec lui le résumé et le profil des personnages. Il est dommage que ces projets n’aient jamais vu le jour ; la seule de nos collaborations à avoir abouti est un court-métrage, Avec l’ami Jojot, qu’il réalisa pour France 3, et sur lequel j’ai simplement été conseiller. Ce n’était déjà pas si mal.

La nuit américaine (1973) de François Truffaut

Je voulais absolument passer second assistant, mais on ne me proposait que des stages. Pour rester actif, j’ai décidé d’en faire un dernier, avec un réalisateur qui n'avait jamais hésité à m'ouvrir sa porte et à me soutenir.
Communicatif et plein d’humour, Patrice Leconte fait partie de ces personnes qui vous mettent en confiance. C’est très encourageant quand on débute dans un métier où les gens aiment passer leur temps à vous refroidir. Beaucoup trop de cinéastes mettent une barrière infranchissable entre eux et leurs collaborateurs, rendant le métier douloureusement inaccessible à ceux qui ont le désir de progresser.
J’ai contacté son producteur, Christian Fechner, un homme également enthousiaste, originaire d’Agen. Il m’a offert la possibilité de travailler sur Circulez y’a rien à voir, avec Michel Blanc, Jane Birkin et Jacques Villeret.
Ce film m’a permis de participer pour la première fois à la préparation d’un long-métrage. J’ai pu assister au déroulement du casting, collaborer aux repérages et à l’élaboration du plan de travail avec un autre excellent assistant, Patrick Dewolf, devenu lui aussi scénariste et metteur en scène.

Plan de travail d'un long-métrage

Je n’avais encore jamais vu de réalisateur préparer à l’avance un découpage technique, ni dessiner chaque axe et chaque mouvement de caméra. Patrice Leconte est extrêmement précis, cela lui facilite la mise en place sur le plateau, c’est un avantage pour la production et les membres de l’équipe. Leconte vient de la bande dessinée. Il a publié des albums et collaboré pendant des années au journal Pilote avant de faire des films. Patrice a connu un échec retentissant avec son premier long-métrage, ce qui je crois l’a marqué à vie. Le succès des Bronzés et d’une bonne partie des films qui ont suivi l’ont remis en piste, mais il n’a pas eu la même chance toutes ces dernières années. Celui sur lequel j’ai collaboré avec lui n’était pas l’un des meilleurs – lui-même dit ne pas l’aimer – cependant j’en retiens tout un apprentissage pendant la préparation, laquelle, si elle est bien élaborée, permet d’assurer le tournage sans vraiment de complications. On peut alors se consacrer au travail avec les acteurs, et tenter de trouver des moments de magie qu’un tournage désordonné et dopé aux anti-dépresseurs torpille en permanence.
Avec cette quasi-expérience de second assistant, j’ai eu la possibilité de connaître un film sur le bout des doigts, et de travailler à sa fabrication image après image.

Circulez y'a rien à voir (1983)

Un soir j’avais rangé dans le coffre de ma voiture bourrée d’accessoires, un mannequin recouvert d’un drap et enroulé d’une corde qui servait de cadavre. Le personnage joué par Michel Blanc le jetait à la Seine dans une séquence. 

À cinq heures du matin en rentrant de tournage, les flics m’ont arrêté. Suspicieux devant le véhicule autant chargé, ils l’ont inspecté de fond en comble avant de me demander d’ouvrir le coffre. En y découvrant une forme humaine immobile, un policier s’est tourné vers moi, prêt à m’embarquer sans ménagement.
J’ai immédiatement été écarté du véhicule par deux agents. Le chef s’est empressé de découvrir le drap, derrière lequel est apparu le visage hilare du mannequin. « Je travaille sur un film qui s’appelle Circulez y’a rien à voir… » lui ai-je expliqué, fermement maintenu par les autres. Il m’a regardé d’un sale œil et leur a fait signe de me relâcher. Le chef a remis le drap sur le mannequin et m’a demandé de disparaître au plus vite.
Si j’avais dû m’occuper des accessoires sur le tournage d’un James Bond, j’aurais certainement fini la nuit en taule.

Mortel transfert (2000) 
de Jean-Jacques Beineix

Patrice Leconte m’a montré qu’on pouvait faire un film dans la bonne humeur sans nuire pour autant à la qualité du travail. Parfois, quand on attendait que le soleil sorte de derrière un nuage pour tourner, il me disait, songeur : « Tu te rends compte de la chance qu’on a, d’être ici et de faire du cinéma… »

Rêve d’enfant dans une salle obscure, récit. © Bruno François-Boucher, 2011.