dimanche 24 janvier 2021

"Deux ou trois choses que je sais d’elle" (1967) de Jean-Luc Godard

Un film comme un documentaire sous la forme d’un film de fiction en cinémascope et en couleurs, un film avec des visages, des acteurs, des décors, de la musique, mais pas un film au sens où on l’entend. Une réflexion sur l’art, le langage, le cinéma, la publicité, à partir d’un portrait de femme incarnée par Marina Vlady magnifiquement photographiée par Raoul Coutard. Au regard de la liberté de ton extraordinaire du film on se rend compte à quel point les années 60 ont été révolutionnaires. 

 

Tout commence au milieu des grues qui construisent le paysage de ces années-là. Dans le cadre d’une cité H.LM, au moment de la guerre du Viêtnam, des intervenants autour du personnage de Marina s’interrogent sur le sens de leur existence, la parole étant essentiellement donnée aux femmes. Document sociologique sur une époque en pleine mutation, entrecoupé de plans muets fascinants ou parfois chuchotés par Godard en voix off, les conversations sur la vie, les propos d’anonymes et d’acteurs (Anny Duperey, Juliet Berto…), les paroles d’enfants, sont souvent bouleversantes. C’est l’ère du début de l’envahissement de la publicité, dénoncée déjà par le cinéaste dans ses précédents films, ce qui lui permet de déployer toute sa verve. (« Si par hasard vous n’avez pas l’occasion d’acheter du LSD, achetez donc la télévision en couleur »)

 

Tout est passionnant dans ce film pour qui veut bien entreprendre le voyage, à condition d’aimer le cinéma pour ce qu’il peut proposer de différent, hors des normes du récit traditionnel. Voir ou revoir un film de Godard équivaut à une cure de désintoxication d’un flot permanent d’images qui finit par aliéner. Dans un final éloquent en forme de packshot sur des produits de consommation usuels, le cinéaste traduit l’effet de conditionnement et d’endormissement par la publicité en concluant par ces paroles toujours chuchotées : « J’écoute la publicité sur mon transistor, je pars sur la route du rêve, j’oublie le reste, j’oublie Hiroshima, j’oublie Auschwitz, j’oublie Budapest, j’oublie le Viêtnam, j’oublie le SMIC, j’oublie la crise du logement, j’oublie la famine aux Indes, j’ai tout oublié, sauf que puisqu’on me ramène à zéro, c’est de là qu’il faudra repartir. »


mardi 12 janvier 2021

"Préparez vos mouchoirs" (1977) de Bertrand Blier

Ce qui est assez génial chez Blier, c'est que le monde réel devient surréel, comme une métaphore de la réalité. Il est peut être l'un de ceux qui traduit le mieux l'absurdité des choses. Des mots savamment choisis, aussi littéraires que crus, un langage agissant comme de la musique, charpente qui tient tout l'édifice de ses films. Ce pourrait être du théâtre, mais le cinéaste parvient à coup d'ellipses et de courtes séquences intelligemment emboîtées à constituer dans cette œuvre un matériau qui tient de la magie. Photographie particulièrement travaillée, cadres précis, mouvements d'appareil lents, tout contribue à du pur cinéma. Ses meilleurs films ont eu l'extraordinaire privilège de bénéficier d'acteurs tels que Depardieu, ici au meilleur de sa forme, Patrick Dewaere (ils sont encore plus formidables que dans Les valseuses), Michel Serrault, Jean Rougerie pour ne citer qu'eux. Le lyrisme sort de leurs bouches, de leurs mouvements, de leurs jeux de physionomie. 



Dans ce film étrange et beau que vient hanter la belle et énigmatique Carole Laure, les hommes portent tous le même pull à col roulé, l'amour n'a pas de frontières et la bêtise du monde est sans limites. La fable touche de par sa poésie du verbe qui place l'auteur comme un très grand observateur de la nature humaine. Il y a des scènes magnifiques comme celle du dortoir où les gosses écoutent en silence, fascinés, le récit de la première expérience amoureuse de Belœil  génialement joué par Riton Liebman. Film impossible à faire aujourd'hui pour son immoralité, Préparez vos mouchoirs (Oscar du meilleur film étranger en 1979) annonce Buffet froid le chef d'œuvre de Bertrand Blier.


samedi 9 janvier 2021

"Eva" (1962) de Joseph Losey.

Fascinante Jeanne Moreau se déshabillant pour prendre son bain sur Willow, weep for me de Billie Holiday, partition jazz très inspirée de Michel Legrand, splendide photographie de Gianni Di Venanzo. Une vénéneuse et destructrice relation entre Venise et Rome où l'écrivain marié et tourmenté (Stanley Baker) se perd dans les bras de la cruelle Eva, chat siamois lové sur ses épaules. Quête d'absolu, êtres blessés, ravagés. Entre vapeurs d'alcool, libertinage et amoralité, Losey se régale du vide des existences d'une certaine bourgeoisie. Eva /Jeanne Moreau rayonne de perversité, filmée avec délectation et l'homme, dans sa versatilité, en prend pour son grade d'humiliations. Virna Lisi qui incarne sa femme en proie au désespoir est d'une beauté à couper le souffle. Le cinéaste est grand. Sous le ciel bas d'une lagune automnale et dans les palais vénitiens, en quelques cadrages Losey sait camper une atmosphère déroutante et trouble qui atteindra son sommet l'année suivante avec The servant

On aimerait voir la version de 2h50 de Eva, coupée par les frères Hakim, le film actuel étant ramené à 2h10. Si le rythme et la compréhension en souffrent parfois, il n'en reste pas moins une œuvre résolument moderne, majeure du cinéma des années 60 et dans la filmographie de Joseph Losey.