mercredi 24 août 2011

Rêve d'enfant dans une salle obscure - Episode 4

Paris, la ville des cinémas… À mon arrivée, partout sur les quais du métro trônaient par 4m sur 3 les affiches de 1941, et pas une colonne Morris, un panneau publicitaire ou un flanc de bus ne vantait un film, quel qu’en soit le genre : comédie, policier, fantastique, horreur, science-fiction, western… De plus, tous les pays du monde étaient représentés, du cinéma chinois aux cinémas d’Afrique, en passant par des films indiens et philippins.
Sur les grands boulevards pleuvaient des films d’action, et Jean-Paul Belmondo, armé jusqu’aux dents, bien avant Arnold Schwartzenegger, Sylvester Stallone et Bruce Willis, liquidait tout sur son passage. Rue du Faubourg Montmartre, au Club, on pouvait voir deux films pour le prix d’un, et au Louxor, à Barbès, des affiches dessinées annonçaient en lettres d’or des comédies musicales arabes. La diversité régnait en maître. J’allais enfin admirer pour la première fois sur grand écran des films en version originale et dans des conditions optimales, sur écran géant, au Grand Rex ou au Kinopanorama.


Beaucoup de salles ont aujourd’hui disparu, et je garde le souvenir ému de certaines projections, comme celle des Chaussons rouges de Michael Powell au cinéma Le Vendôme. Les vieux fauteuils rouges, les balcons dorés, l’odeur dans la salle, la présence de l’ouvreuse en uniforme, avec son incontournable lampe de poche, tout semblait être resté intact depuis la sortie du film en 1948. On pouvait même encore y choisir une place à l’orchestre ou à la mezzanine.

Mais surtout, ce qui m’impressionnait, c’étaient les nombreuses reprises de Grands Classiques que je n’avais encore jamais vus : au quartier Latin, au Champo, était annoncé Laura, avec Gene Tierney, et à St Germain, au Cosmos (salle spécialisée du cinéma russe) l’intégrale Tarkovsky. J’étais tel un gosse dans une pâtisserie géante où s’offraient toutes les merveilles du septième art, il n’y avait plus qu’à les cueillir pour les déguster sur grand écran.


Bientôt j’allais élire domicile à la Cinémathèque, grâce aux réductions de ma carte d’étudiant, pour y voir systématiquement tout Hitchcock, tout John Huston et tout François Truffaut. Le rêve, comme si j’avais le privilège de me transporter 20, 30 ou 60 ans en arrière, tel un spectateur découvrant ces films pour la première fois.
Dans les salles, j’y rencontrais parfois même des réalisateurs et des acteurs : Eric Rohmer à l’Épée de Bois, venu montrer Le genou de Claire à Pascale Ogier, l’actrice de son prochain film, Catherine Deneuve à l’Odéon, assise discrètement devant moi pour y voir Manhattan de Woody Allen. Il ne s’agissait plus véritablement de rêve, mais d’accès à la réalité, commençant à me rapprocher de ceux qui faisaient les films.


D’une maison au milieu des arbres, j’ai atterri dans une chambre de bonne rue de Vaugirard entre un lavabo et une fenêtre, mais quelle importance… Cela tenait déjà du miracle d’être déjà parvenu jusque-là. Je n’avais qu’une hâte, celle de débuter la première année à l’école de cinéma pour y rencontrer de futurs cinéastes venus de toutes les régions du monde, ainsi que des acteurs, des scénaristes, des réalisateurs, et des techniciens professionnels qui allaient nous enseigner notre futur métier.
Le Principal nous a cependant très vite mis au parfum : « Il n’en restera qu’un pour cent d’entre vous dans le métier. » Le froid qui en suivit me laissa totalement indifférent, c’était peut-être dur à entendre, mais je voulais faire partie envers et contre tout de ce un pour cent.

Cependant cette première année fut affreusement longue, impatient que j’étais de tourner des films, de me retrouver sur un plateau. J’observais, agacé, l’un des profs tracer au tableau la formule du calcul de la profondeur de champ. « Le rapport n, disait-il, est égal à la distance focale multipliée par les limites du champ OC moins OB, divisé par le diamètre du cercle de diffusion… » Je ne pus alors m’empêcher d’écrire un nouveau scénario pendant le cours, comme je l’avais fait depuis le CM2.

A serious man (2009) de Joël et Ethan Coen

Pour la première fois je baignais dans un contexte de cinéma du matin au soir, et parfois même jusqu’aux premières lueurs de l’aube. Je pouvais partager librement cette passion avec des amis qui s’étaient enthousiasmés pour les mêmes films que j’avais vus au cours de mon enfance. Nous nous reconnaissions les uns dans les autres, comme réunis par des fils invisibles.
Par contre il m’avait paru curieux qu’à l’école de cinéma, les films de divertissement soient totalement bannis. Ni Sergio Leone, ni Steven Spielberg ne trouvaient grâce aux yeux de la plupart, et les réalisateurs français Jacques Deray et Henri Verneuil subissaient systématiquement des lapidations, de Week-end à Zuydcoote au Clan des Siciliens en passant par La piscine. Le dialoguiste Michel Audiard était regardé de haut (il semblait honteux d’aimer Le cave se rebiffe), et de La grande vadrouille de Gérard Oury et des Aventuriers de Robert Enrico, il ne restait plus qu’un amas de cendres. Le cinéma de mon enfance était rasé, tel le Gallia Palace à Agen par les bulldozers.

Johanna Shimkus dans
 Les aventuriers (1966) de Robert Enrico

Tout le monde ne jurait que par un cinéma hermétique au plus haut point - je suis pourtant le premier à défendre des œuvres difficiles - mais seul Jean-Luc Godard semblait être le maître à penser de tout un système. Vivre sa vie, Le mépris et Pierrot le Fou sont des films qui m’ont marqué de par leur liberté de ton, leur audace, leur poésie inspirée, ils ont brisé les barrières des conventions cinématographiques, mais ce parti pris me semblait très réducteur au vu des autres formes de cinéma qui remplissaient le public dans les salles, et qui permettaient justement à Godard de tourner ses films.
Je me souviens d’une projection à la Cinémathèque du Gai savoir, qui, malgré quelques beautés éparses, est loin d’être la meilleure œuvre de son auteur. La file d’attente était composée d’adeptes au regard glacé dont la plupart tenait en évidence sur leur poitrine un exemplaire des Cahiers du Cinéma, revue que par ailleurs je lisais pour ses entretiens avec les réalisateurs, mais dont les textes analytiques étaient dignes d’un cours de 4ème année de linguistique. Toute rumeur était interdite dans la salle avant le début de la séance, et le moindre consommateur de friandises était fusillé du regard. Quand la projection commença, un dernier bruissement fut étouffé par un spectateur qui se leva pour hurler un « Silence ! » définitif.

Le gai savoir (1968) de Jean-Luc Godard

Le film était composé d’images disparates, de sons décalés, de musiques coupées brutalement ; on voyait aussi des projecteurs derrière les acteurs, des scènes sans cesse refaites et des intertitres avec des slogans politiques. Soudain l’écran est devenu tout noir. Plus un son, rien. Je me suis retourné pour voir s’il n’y avait pas un problème de projection, mais non, le film continuait. Mon voisin bouleversé a murmuré : « Génial… Godard est génial… » Je crois que le réalisateur s’était moqué de certains intellectuels qui le portaient aux nues.

Dans les milieux du cinéma qui n’a vécu au cœur de cette querelle entre le monde de la culture et celui de la distraction pure, se devant de choisir un camp obligatoire. Il semblerait impossible pour certains d’éprouver autant de plaisir à voir Nikita que La reine Margot.

Nikita (1990) de Luc Besson 
et La reine Margot (1994) de Patrice Chéreau

Continuer d'utiliser ma caméra super 8 était une sorte de survie. Avec un ami on passait notre temps à écrire de petites histoires et à les filmer en dehors des cours. Nous faisions des prises de vues avec des mini projecteurs, réalisions des truquages pendant des nuits entières. On tournait aussi des courts-métrages d’animation en pâte à modeler et nous grattions des morceaux de pellicule pour créer des motifs animés.
De temps à autre on projetait nos films chez des amis, traversant tout Paris avec un projecteur et un sac rempli de bobines.
Le super 8 n’était pas du tout considéré par les professionnels et beaucoup le méprisaient. Il était honteux d’utiliser ce format réservé aux images de la vie familiale.
C’est à ce moment là que j’ai tourné l’un de mes derniers films en Super 8, Arlequin et Colombine, qui a finalement obtenu un prix de la mise en scène dans un festival de courts-métrages. Encore une histoire bizarroïde, dans laquelle une jeune fille peignait des aquarelles tandis qu’un jeune homme passait son temps à filmer. Les deux n’arrivaient jamais à se rencontrer.
Je ne savais vraiment pas du tout ce que je voulais dire à cette époque… Je tâtonnais, recherchais quelque chose, un langage, influencé par plusieurs courants à la fois, et surtout dans une quête personnelle qui m’empêchait de voir tout à fait clair en matière de cinéma.


Il me tardait d’arriver en deuxième année pour tourner mon premier court-métrage en 16 mm. En attendant je suivais les cours d’Henri Théron, qui nous parlait de films auxquels il avait participé comme opérateur : d’une séquence mise en scène par Gainsbourg sur Je t’aime, moi non plus à des courses de voitures filmées par John Frankenheimer dans Grand Prix, je commençais à percevoir les faits réels d’un plateau au-delà des livres que j’avais lus. Les évènements vécus par la personne en face de moi étaient traduits avec une telle émotion que je franchissais un pas de plus à l’intérieur de l’écran.

Je n’avais encore jamais assisté à un tournage. Une nuit à St Germain-des-Prés, dans une rue déserte, des projecteurs éclairaient une voiture à l’arrêt et autour, une équipe discrète réglait un travelling. A l’intérieur du véhicule, Romy Schneider et Yves Montand étaient concentrés sur une scène. Costa Gavras tournait Clair de femme.
La lumière des projecteurs magnifiait le visage des comédiens comme sur l’écran, tout en appartenant en même temps au monde de la réalité : l’actrice sortait de la voiture pour parler avec le réalisateur, se déplaçait parmi l’équipe, et ce fut un pur moment de magie, demeuré gravé à jamais dans ma mémoire. Cette nuit-là les acteurs semblaient se propulser hors de l’écran comme dans La rose pourpre du Caire.

Romy Schneider dans 
Clair de femme (1979) de Costa Gavras

Toute cette saison-là, ne pouvant encore accéder aux plateaux du studio de l'école réservé au étudiants de 2eme année, j'appris ce qu'était la patience, l'un des fondements même du métier de réalisateur.
Les vacances d'été, elles aussi furent interminables. Je les passais tant bien que mal dans ma famille, et tombais un jour sur une interview de Woody Allen, confiant son ennui au bout de deux jours après avoir fini un film. Décidément, je ne voulais pas faire autre chose que ce métier.
Enfin ce fut la rentrée en deuxième année au C.L.C.F. L’objectif : fabriquer une vingtaine de courts-métrages en 16 mm de trois minutes chacun, les élèves devant occuper un poste différent sur chaque film.
L’exercice se limitait à une journée de tournage avec un chef opérateur et un ingénieur du son professionnels. Il fallait opter pour un type de moyens parmi une dizaine : tournage en extérieurs ou en studio, pellicule couleur ou noir et blanc, caméra à l’épaule ou avec du matériel de travelling.
Une fois la plupart des options choisies, je me suis retrouvé avec ce qui restait : un décor de chambre en studio avec une boîte de film noir et blanc. Je ne pouvais pas vraiment tourner un western. Pas très inspiré par des mémoires d’étudiant entre quatre murs, j’ai bricolé un décor de chambre d’hôtel miteux pour une histoire entre un mafieux et une call-girl.


Cette première réalisation en studio avec une équipe fut un enfer intégral. Pour pouvoir terminer le film en six heures, j’ai enchaîné plan sur plan sans m’arrêter, jusqu’à en perdre haleine, la gorge sèche et le cerveau explosé. Heureusement, j’avais senti que le seul moyen de motiver le directeur de la photo était de lui offrir un pack de bières en début de journée. Il a tellement apprécié qu’il m’a éclairé vingt plans dans l’après-midi.
Au soir le film était en boîte mais j’étais anéanti, tel qu’au sortir d’un chantier où j’aurais creusé pelletée sur pelletée. Il n'y avait plus rien à faire qu'attendre le retour de la pellicule du laboratoire.
J’ai vu le résultat pour la première fois sur une vraie table de montage avec du vrai son et vraiment synchronisé. J’étais stupéfait de voir le chef monteur manipuler des dizaines de mètres de pellicule et raccorder les plans du premier coup de manière impeccable. En deux temps trois mouvements, il a eu fini de monter l’ouvrage.



Je suis resté néanmoins perplexe devant cet essai tout droit sorti du stress et de l’inexpérience, m’identifiant un peu à une sorte d’Ed Wood, ce cinéaste qui réalisait des combats intersidéraux avec des assiettes suspendues devant un drap noir. Le film était fait, certes, mais heureusement il ne sortirait jamais de l’école.

Le jour de la projection arriva où tous les exercices de la saison furent montrés à l’ensemble des profs et des élèves. Le mien passa entre une histoire de chômeur qui se suicide et celle d’un malade qui fait une crise de démence dans un hôpital psychiatrique.
L’étonnement est apparu devant l’aspect purement divertissant de mon essai. Pas d’allusions politiques ni de message, seulement la tentative de raconter une histoire avec des axes de caméra tous azimuts, du plafond du studio jusqu’au ras du sol. Le film, une comédie, tentait seulement de distraire et de décrocher quelques rires. Mais nous n’étions pas samedi soir, et un froid polaire gagna rapidement la salle. Après un long silence on m’expliqua que le film réunissait tout ce qu’il ne fallait pas faire, et on passa très vite au suivant.


Stoïque, je fis l’assistant réalisateur, le script, le machiniste et l’ingénieur du son sur les films de mes amis, jusqu’au prochain que je réalisais et qui ne fut pas mieux accueilli. Je me retrouvais dans un dilemme, il me fallait apprendre à écrire une histoire digne de ce nom, à diriger des acteurs, ou tout du moins à bien les choisir : en un mot à réaliser des films.

Rêve d’enfant dans une salle obscure, récit. © Bruno François-Boucher, 2011.

1 commentaire:

  1. Christian Treyssède12 février 2014 à 15:40

    Merci pour cette madeleine de Proust que vous m'offrez ici : au fil de la lecture, j'ai eu l'impression que vous m'enleviez les mots de la plume tant ce que vous décrivez- là, je l'ai vécu à l'identique… Je sortais de l'enfance et de ma province pour découvrir le cinéma et Paris ; nous nous sommes sans doute croisés lors d'un cours d'un Henri Théron, Jean Serres ou autre Charles Ford et puis j'ai choisi une autre voie que la vôtre, loin de mes rêves et de Paris… Je ne le regrette en rien, mais quel bonheur de retrouver le temps de vos quelques lignes le goût de cette madeleine…

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