C’est
avec beaucoup de passion et d’émotion que j’ai lu le livre de Serge Toubiana Les fantômes du souvenir. Et quel
livre ! Non seulement le célèbre journaliste et critique nous confie son
parcours de vie et de cinéma mais il nous livre aussi dans les détails cette aventure
méconnue du grand public que fut l’évolution des Cahiers du Cinéma de 1973 à 2005, décennies pendant lesquelles il y
occupa le poste de rédacteur en chef. De la même manière il nous relate sa
passionnante expérience à la direction de la Cinémathèque française de 2003 à
2015, période pendant lesquelles le public assista à de mémorables expositions
comme celle consacrée à François Truffaut ou aux photographies de Dennis Hopper.
Nul ne peut se représenter pareil investissement, Serge Toubiana naviguant avec
maestria entre querelles des « anciens » et des
« modernes » au moment où l’Etat pris part dans la sauvegarde de
l’institution pour déménager les locaux du Palais de Chaillot à l’ancien American Center de Frank Gehry rue de Bercy
On n’imagine pas l’ampleur de la tâche ni tout ce qu’il fallait comme énergie
pour réussir dans cette entreprise de restructuration de l’une des plus grandes bases de données mondiales sur le
septième art.
Avec l’auteur de ce livre le cinéma continue de vivre dans ses couloirs, ses labyrinthes,
ses sous-sols, ses armoires où se conservent les films, nous ne voyons en
général que la partie immergée de l’iceberg. Henri Langlois serait certainement
très heureux de voir quel gigantesque travail a été accompli depuis sa
disparition.
L’auteur
raconte également durant son enfance à Sousse en Tunisie sa première vision
d’un film à l’âge de sept ans, en l’occurrence La strada de Federico Fellini, oeuvre désespérée qui le mortifia au
point de ne pas oser revoir le film pendant des années. Pour un peu Serge
Toubiana serait presque passé à côté du cinéma. Mais il semble qu’une force
obscure l’en ait empêché puisque qu’il parvint à transcender ce souvenir, défiant
la barrière du temps jusqu’à redécouvrir un jour le film à sa juste valeur. Les
films nous marquent parce que nous y percevons les reflets du monde même si
nous ne sommes pas toujours prêts à traverser l’écran comme dans La rose pourpre du Caire.
La strada (Federico Fellini, 1957)
Ce
livre me fait penser aux Films de ma vie
de François Truffaut. J’y retrouve un même goût pour rendre hommage aux plus
grands à travers un choix judicieux d’œuvres et d’auteurs que l’on pourrait
consulter pour une cinémathèque idéale à l’usage de chacun d’entre nous. On
comprend aussi l’impact qu’a pu avoir sur l’auteur un film comme Pierrot le fou de Jean-Luc Godard qui
pourrait être le film des films (en
référence à la formule de Truffaut à propos de Citizen Kane) pour toute la génération qui suivit.
Et
puis cet ouvrage qui se lit comme un roman parle aussi d’éclectisme. L’on y
rend aussi bien hommage à Agnès Varda qu’à Darry Cowl ou à Clint Eastwood et
c’est là toute la générosité de Serge Toubiana qui s’adresse au plus grand
nombre. Cela me rappelle cette image de Varda montant les marches de Cannes au
bras de John Woo et disant: « C’est ça le cinéma ».
Beaucoup
de passages émouvants, notamment la dispersion des cendres des parents de
l’auteur, pages tournées d’une vie qui nous touche au plus profond de l’âme,
ainsi que les derniers moments de Maurice Pialat qui sont bouleversants. Le
passage où le narrateur en compagnie du réalisateur de Van Gogh et de sa femme sont rassemblés en un instant de fusion il
me semblait le vivre en même temps.
Et
puis il y a aussi cet épisode incroyable qui nous est offert avec Clint
Eastwood chez lui en Californie à l’occasion d’un numéro spécial des Cahiers du Cinéma. C’est comme si nous étions dans une sorte de
rêve, arrêtés un instant devant une vitrine de jouets lors du tournage de Space cow-boys. Qui n’aurait pas adoré
vivre ces deux jours là ! On peut dire qu’à présent nous aussi l’avons
vécu.
Je
crois que je n’aurais pas été la même personne, le même cinéaste, le même
cinéphile, si je n’avais pas eu comme repères au cours de ma vie le fameux numéro 300 des Cahiers mis en page par Godard, celui des Yeux verts par Marguerite Duras, le numéro 500 par Martin Scorsese
ou le spécial Made in Hong-Kong paru dans les années 80 et qui rendait compte bien avant l’heure des états du cinéma
chinois ; sans parler des nombreux articles écrits par Serge Toubiana,
Serge Daney et tous leurs collaborateurs qui m’ont fait aimer et découvrir un
cinéma extraordinaire dont d’autres revues ne parlaient pas forcément. Et puis
je saisis désormais mieux encore la Cinémathèque où je sens que je retournerai
avec un œil neuf. Un livre indispensable pour tout amateur de cinéma qui nous
plonge au pays de l’ombre et de la lumière.
Serge Toubiana Les fantômes du souvenir , 2016 ed.
Grasset
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