mercredi 30 décembre 2015

« Le pont des espions » : sur les traces de John Ford et d'Otto Preminger


Le pont des espions, adapté de l’histoire vraie de William Fischer alias Rudolf Abel, relate l’arrestation à New-York en 1957 d’un agent soviétique infiltré aux Etats-Unis durant la guerre froide et destiné à fournir au KGB des renseignements sur les armes nucléaires. Inquiet lui-même des dangers que représentait le monopole américain des armes atomiques, Fischer, qui nia jusqu’au bout, échappa de peu à la chaise électrique, contrairement aux espions Jules et Ethel Rosenberg qui furent exécutés en raison de leur nationalité américaine. L’avocat de Fischer, James B. Donovan (interprété dans le film par Tom Hanks) pointa du doigt un vice de forme lors du procès : il prouva que Fischer, citoyen russe de nationalité anglaise, avait agi légalement en tant que soldat au service de son pays, tout comme agissaient les espions américains infiltrés en URSS pour le compte de Washington. 




Démocrate convaincu, Donovan, à travers son vigoureux plaidoyer en faveur de l’espion russe, proposa aux autorités américaines d’échanger Fischer contre un espion américain, Francis Gart Powers, pilote emprisonné par le KGB pour avoir photographié des sites secrets servants de tests aux missiles.  C’est de la transition entre l’ère maccarthyste anticommuniste et celle des premiers échanges entre espions russes et américains dont parle le film.



Ce qui intéresse Spielberg est le point de vue non conventionnel dans son rapport à l’Histoire. Qu’il s’agisse de son traitement de l’affaire de l’Amistad devenue par la suite symbole du mouvement pour l'abolition de l'esclavage, de La liste de Schindler qui éclairait des faits durant la Shoah longtemps ignorés du public, de Munich sur l’opération du Mossad suite aux attentats des Jeux Olympiques de 1972 et qui évoquait le fil ténu entre terrorisme et réponse par le sang, ou encore Lincoln, décrivant le combat pour ratifier le 13e amendement de la Constitution des États-Unis et abolir l’esclavage, le cinéaste aime à explorer, à donner connaissance à la jeune génération de faits qui ne sont plus enseignés dans les écoles. Cet engagement poussa également Spielberg et son compatriote Tom Hanks à produire la série TV Bands of Brothers pour transmettre aux jeunes américains qui l’ignoraient, l’histoire de leurs ancêtres lors du Débarquement.

Comme dans Lincoln le cinéaste s’intéresse dans Le pont des espions au regard porté par la société sur les préjugés. Les préjugés raciaux font place ici à ceux de l’anticommunisme et du rejet de la nation soviétique dans son ensemble, les dirigeants américains incitant leur peuple à condamner les pratiques de l’ennemi tandis que les Etats-Unis jouaient un même jeu derrière le rideau de fer. Le personnage de Donovan, en tant que bouc émissaire, joue un rôle fondamental dans les prises de conscience et il n’hésite pas à mettre en parallèle Etats-Unis et URSS dans leurs jeux stratégico-militaires lors de la guerre froide. 


Qui plus est, le film met l’accent sur l’Amérique conformiste en plein essor de l’après-guerre, enfermée dans ses carcans et sans politique d’ouverture sur le monde. On ignore tout Outre Atlantique de la construction du mur de Berlin, des exécutions de masse pour ceux qui tentèrent de s’en échapper et que le film s’attarde à nous décrire sans esbroufe, chacun vivant dans son confort tranquille, de la parfaite épouse modèle à l’écolier que l’on saupoudre des bienfaits de la bombe atomique. Le regard du cinéaste est lucide, acéré, et c’est aux bouleversements des décennies futures que le film semble nous préparer. Donovan, dont le regard sur le rêve américain s’assombrit au fur et à mesure de sa quête, prend conscience de ce qui se trame en Occident, lui  l’Américain bien tranquille pour paraphraser Graham Greene. La force du film est aussi d’établir un parallèle entre  l’Histoire hier et celle d’aujourd’hui, tout ne semblant finalement qu’éternel recommencement.



Spielberg l’a prouvé, il peut autant nous donner de divertissement que de réflexion. Magicien du 7e art, expert en suspense et en morceaux de bravoure lorsqu’il s’agit du film d’aventures, il sait aussi poser sa caméra, étudier un environnement et s’engager lorsqu’il tourne des films plus pointus. Vous l’aurez compris, Le pont des espions est de ceux-là. La mise en scène est sobre, pour un peu on dirait un film d’Otto Preminger ou de John Ford, et le cinéaste apparaît, avec Clint Eastwood, comme l’un des derniers grands classiques d’Hollywood . C’est remarquable de justesse et Tom Hanks et Mark Rylance, acteur shakespearien tout droit sorti de la Royal Academy of Dramatic Art de Londres y sont tous deux admirables.

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