samedi 26 mai 2012

Rêve d'enfant dans une salle obscure - Épisode 9


Avec Christian Merret-Palmair, nous avions fini d’écrire le scénario de mon premier vrai court-métrage qui s’intitulait Coup de pompes. Le film se déroulait dans les années cinquante, et, prévu pour être tourné en noir et blanc, il était conçu sans dialogues, utilisant simplement les bruits caractéristiques des chaussures de chacun des personnages. L’action se passait dans une gare où un homme accompagnait une femme à son train. Une fois abandonnée sur le quai, elle était suivie par un individu claudiquant et se réfugiait sur une passerelle. Le type actionnait alors un couteau à cran d’arrêt depuis sa chaussure et tuait la femme. Du crime à l’arrestation de l’assassin par la police, on suivait toute l’action sans jamais voir un seul visage.

Coup de pompes (1986)

À ce moment-là, peu de gens dans la profession s’intéressaient encore aux courts-métrages. De rares festivals leur rendaient hommage, les exploitants de salles n’en programmaient déjà plus, et les chaînes de télévision les diffusaient à de très rares occasions. C’était juste avant l’arrivée de Canal Plus.

Après avoir minutieusement étudié le projet afin qu’il coûte le moins cher possible, je me suis mis en quête d’un producteur. Personne n’y croyait. Tout le monde me disait que faire un film entièrement avec des pieds était impossible, et nous avons dû concevoir une plaquette avec des photos pour expliquer quasiment plan par plan le projet. Le document avait l’avantage de retenir l’attention, même si les professionnels demeuraient perplexes.

Le premier producteur intéressé m’a convoqué à son bureau, un jour qu’il faisait très chaud. Il tenait le scénario entre ses mains en guise d’éventail, et n’accepterait de produire le film que si je lui fournissais l’argent nécessaire… Je fus quelque peu sceptique, le précédent que j’avais rencontré ayant filé en douce avec la caisse d’un film après avoir obtenu une subvention du Centre du cinéma. En consultant la plaquette de Coup de pompes, un autre m’a affirmé que tourner un film et faire des photos, ce n’était pas du tout la même chose… Manque de bol pour lui, La jetée, le chef d’œuvre de Chris Marker avait été entièrement conçu de cette manière. Mais il n’en avait jamais entendu parler.

La jetée (1962) de Chris Marker
Un film entièrement conçu avec des photos

Le sujet du court-métrage se passant dans une gare, l’un des collaborateurs de France 3 m’a répondu qu’il s’intéresserait éventuellement au film… si la chaîne envisageait un jour de programmer une série d’émissions sur les trains. Autant attendre comme dans Il était une fois dans l’Ouest que les poseurs de rails passent par Flagstone avant d’embarquer pour la Californie.

Après avoir consulté la plaquette photos dans le cadre d’un concours de scénarios, le collaborateur d’une chaîne concurrente m’a fait savoir que les courts-métrages déjà réalisés n’étaient pas pris en compte. Quel compliment pour un film qui n’existait pas encore !
J’ai sollicité tout Paris sans résultat. Sans assez d’argent pour produire le film moi-même, le projet est resté en stand by pendant encore quelque temps.

Appelé en renfort sur le film Souvenirs, souvenirs d’Ariel Zeitoun, j’ai repris mon travail d’assistant. C’était l’occasion de retrouver Philippe Noiret et de participer à de délirantes séquences qui restituaient Paris au temps du twist. Nous avons tourné de nombreuses prises de vues, notamment au Casino de Paris, qui mettaient en scène toute une jeunesse des années 60 comme dans American Graffiti, voitures américaines de l’époque à l’appui.

Souvenirs, souvenirs (1984) 
de Ariel Zeitoun

Puis, Eliane André, une collaboratrice de Luc Besson, m’a engagé sur le clip Pull marine avec Isabelle Adjani. Nous avons travaillé pendant deux semaines en studio, où, dans un décor de salle de bains, le cinéaste rêvait déjà de bleu et d’hommes poissons. En prime, Warren Beatty venait sur le plateau rendre visite à la belle Isabelle.

Travail très agréable en compagnie de ce réalisateur nouvelle génération, friand d’acteurs, d’images sophistiquées et de musique rock. Avec Jean-Jacques Beineix et Leos Carax, ils étaient les pavés dans la mare du cinéma français de l’époque, ouvrant une voie nouvelle qui rompait avec un certain classicisme dans la narration des films. Ces cinéastes se servaient davantage de l’aspect visuel et musical que leurs prédécesseurs.

La lune dans le caniveau (1986)
de Jean-Jacques Beineix

Le cinéma français avait besoin de prendre de nouvelles orientations après la Nouvelle Vague. Les années 70 avaient déjà percé des brèches dans la manière de filmer avec Bertrand Tavernier, Alain Corneau et André Téchiné, pour ne citer qu’eux, qui avaient déjà modernisé le paysage en imposant une vision plus lucide et plus réaliste de la société contemporaine. Ces derniers, utilisant de nouveaux moyens techniques à travers des univers inspirés, avaient permis au cinéma de reprendre ses lettres de noblesses, après que les grandes salles aient disparu au profit d’écrans timbres poste, ce qui avait rendu les films quasiment télévisuels. Besson prolongeait à sa manière ce courant.

Ce que j’aime en France c’est le souci permanent d’innover, le rebond permanent face aux crises, et surtout l’avant-gardisme. C’est ce que n’ont jamais compris certains critiques restés nostalgiques du monde d’avant, et qui reprochent encore aux nouvelles générations, inspirées par Spielberg, Lucas et De Palma, de n’avoir fait naître que des ignorants. Que Dieu leur pardonne mais ces maîtres du spectacle ont surtout permis au cinéma de pouvoir continuer à faire exister dans les salles un large public. Ceux qui reprochent à Besson de n’être qu’un bol de pop-corn pour ados attardés, devraient revoir ses films et la maîtrise dont ils font preuve, Jeanne d’Arc en tête, l’un des très rares films historiques français sur deux décennies. Je ne suis pas toujours un fervent admirateur de son cinéma, mais il faut lui reconnaître son audace et son extraordinaire savoir-faire en matière de spectacle.

Le 5ème élément (1997) de Luc Besson

 Luc préparait son deuxième long-métrage, Subway. Eliane André s’occupait de la régie générale et j’ai enchaîné au poste de régisseur adjoint.
Tout a basculé pour moi à partir de ce film qui a déclenché mon passage à la réalisation.
Les méthodes de tournage n’avaient soudain plus rien à voir avec celles du cinéma traditionnel. La moyenne d’âge des membres l’équipe était d’environ vingt cinq ans, hors mis le décorateur Alexandre Trauner (celui d’Hôtel du Nord et des Enfants du paradis) qu’on avait surnommé « Papy fait de la résistance ».
Le jeune réalisateur avait une inventivité de tous les instants. Il créait des systèmes de machinerie pour permettre à la caméra de se déplacer sous des angles inédits, travaillait constamment en musique, et un vent de liberté soufflait sur le plateau, déracinant tous les codes en vigueur. Besson était chargé d’une énergie qui bousculait la manière de filmer chez nous. À une époque où les Gremlins arrivaient d’Outre Atlantique, son style résolument moderne s’adressait de la même manière à un public plus jeune.
J’avais la sensation d’avoir une caméra entre les mains et d’être entraîné par un flux ininterrompu d’images, du ras du bitume jusqu’au sommet de plates-formes vertigineuses, au cœur de travellings infernaux sur des escalators.

Après le désert mauritanien, le gouffre du métro comme un ventre qui grouille dans le buzz des néons, le bruit des souffleries et des ventilations. Imprégné de son odeur durant six mois, je déambulais dans cet antre de Vulcain où chaque apparition d’Isabelle Adjani ressemblait à un conte de fées.
Comment ne pas tomber sous le charme de l’actrice qui s’était prise d’affection pour l’équipe, d’autant plus que j’avais le privilège d’aller la chercher chez elle tous les matins. Elle m’y offrait le café pendant qu’elle se préparait (c’était pour moi le meilleur du monde), puis nous montions dans ma voiture pour aller sur le tournage. Combien de fois ai-je traversé les rues de la capitale à ses côtés, parfois aux heures les plus avancées de la nuit - nous ne pouvions tourner dans le métro que de minuit à 5 heures du matin - tandis que la star se concentrait sur son personnage en buvant des litres de jus de raisin.

Subway de Luc Besson (1985)

Isabelle a cette capacité de pouvoir tout jouer. Des drames psychologiques aux personnages écorchés (L’été meurtrier, Possession), en passant par le polar (elle interprète une brochette impressionnante de tueuses dans Mortelle randonnée), la comédie, (Tout feu, tout flamme), et sans parler des personnages historiques qui ont définitivement assis sa renommée : Adèle H, Emily Bronte, Camille Claudel, la reine Margot, Marie Stuart au théâtre… Elle est pour moi l’une des plus grandes actrices françaises, n’hésitant pas non plus à s’engager dans tout ce qu’elle fait avec une passion exacerbée. Il fallait la voir sur le plateau de Subway défendre la cause de chacun, n’hésitant jamais à s’impliquer personnellement auprès des techniciens afin que leur travail soit reconnu à leur juste mesure.

La fonction de régisseur m’a permis aussi de découvrir tous ceux qui travaillent dans l’ombre des films : loueurs de caméra, de matériel électrique, équipes des ateliers de costumes, dresseurs d’animaux, cascadeurs, armuriers, personnel des laboratoires. Par la suite je n’aurais jamais pu réaliser mes premiers courts-métrages sans la confiance des responsables de ces établissements qui n’ont pas hésité à me prêter leur matériel. Chaque lieu avait sa magie propre, son odeur. J’étais comme un gosse dans Cinecittà, repérant parfois les traces d’un film célèbre dans les anciens studios de Boulogne dont il restait encore quelques vestiges. Certains lieux abritaient la mémoire de toute une partie du cinéma français, leurs gardiens étant parfois les témoins émouvants d’époques révolues.


Après Subway, j’ai continué avec Eliane sur un film de Jacques Demy, Parking, avant de me lancer comme régisseur général. Dommage, ce n'était pas le meilleur film de Jacques, mais de travailler avec le réalisateur de Lola et surtout du Joueur de flûte et de Lady Oscar, deux films magnifiques et injustement méconnus, fut un plaisir immense. Ce qui m’avait frappé, c'était l’humanité du personnage, son amour profond et son respect des autres. Jacques Demy était une sorte de poète égaré qui chorégraphiait ses films comme des comédies musicales, des dessins animés empreints de nostalgie, s’évertuant coûte que coûte à les faire cadrer avec leur temps. Il y avait du Chaplin en lui, orientant la tête tantôt à gauche tantôt à droite tel un spectateur de tennis, tout en découvrant les acteurs d’aujourd’hui évoluer sur les écrans Cinémascope comme dans Un roi à New-York. Ce qu’on sait peu est que le cinéaste avait débuté étant enfant en tournant des films amateur, animant des marionnettes de papier. Agnès Varda a raconté son histoire dans Jacquot de Nantes, vibrant hommage dans lequel se sont retrouvés beaucoup de réalisateurs du monde entier.

Jacquot de Nantes (1990) de Agnès Varda

Rencontre aussi sur ce film avec un autre géant du cinéma français, Jean Marais. J’allais le chercher dans son atelier de sculpture à Montmartre et voyais défiler sous mes yeux à la fois Orphée de Cocteau et les films de cape et d’épée du comédien. L’homme semblait cependant atteint par la vieillesse, sans doute vivait-il encore au temps des studios de Boulogne, à la recherche d’une jeunesse disparue à tout jamais.

Je n’avais pas obtenu l’aide au court-métrage du Ministère de la Culture avec Coup de pompes et aucune société de production ne voulait se lancer dans l’aventure. Au cours d’un tournage, j’en ai parlé à des amis techniciens, qui, séduits par le scénario, ont étudié avec moi la possibilité de faire le film pour un minimum de moyens. Assurant nous-mêmes les frais de tournage, il ne resterait qu’à financer la pellicule et le laboratoire. Bienheureuse époque d’aujourd’hui où, grâce aux caméras numériques et aux ordinateurs, il est bien plus simple de réaliser un film.

Sur les conseils de mes amis, j’ai sollicité les producteurs de publicité. Moins frileux que les gens de cinéma, ils ont davantage été attirés par le concept, appréciant justement son côté visuel. J’aurais peut-être pu demander un coup de main à Luc Besson, mais il me semblait qu’il fallait d’abord que je fasse mes preuves.
Je sentais à présent le film se rapprocher de sa fabrication. Des producteurs étaient enfin intéressés, leur seule hésitation étant cependant que je n’avais pas encore réalisé de film professionnel.

Il m’a fallu dessiner un story-board et programmer malgré tout une date de tournage. Tout s’est préparé dans mon petit pied-à-terre de la rue Lambert : le casting, les repérages, les autorisations, la constitution d’une partie de l’équipe, la réservation du matériel caméra. Des essais en noir et blanc avaient même été tournés chez le loueur grâce à mon opérateur Vincent Jeannot. Nous n’avions pas d’autre choix que d’avancer coûte que coûte, et fournir un maximum d’éléments pour convaincre un producteur. Celui-ci devait recevoir le projet clés en main et être assuré de pouvoir rentrer dans ses frais.

Coup de pompes (1986)

La semaine précédant le tournage, l’un d’entre eux était prêt à faire film, mais il s’est désisté le mercredi soir. Il l’a regretté par la suite, m’offrant alors de réaliser ma première publicité.
Trois jours avant le premier tour de manivelle, j’ai rencontré par l’intermédiaire d’Eliane André un jeune directeur de production de publicités, Arnaud Kerneguez, qui voulait absolument faire du cinéma. Il a immédiatement cru en mon projet et m’a présenté à ses directeurs, Claude Delon et Thierry Dassault. Tout s’est décidé en un quart d’heure. Après avoir épluché le budget ils m’ont fait confiance, et j’ai pu tourner le premier plan de Coup de pompes le lundi suivant à huit heures, sous la responsabilité d’Arnaud. Ce fut notre première collaboration.
La nuit avant le tournage, l’angoisse ne m’a pas quitté. « Je suis fou, pensais-je. J’ai réuni une équipe de trente personnes pour filmer des pieds pendant une semaine… C’est impossible… On ne peut pas faire un film avec des pieds »

Coup de pompes (1986)

Au matin sur le plateau, le chef machiniste Rémy Mercy, quarante ans de métier, est descendu du haut de son camion avec sa casquette de vieux loup de mer. Il s’est approché de moi d’un pas ferme et m’a demandé : « Où est-ce qu’on met la caméra, monsieur ? … » J’ai tout de suite vu dans le fond de son œil qu’il ne plaisantait pas, et me suis jeté dans un bain à moins deux degrés, ce matin de février à la Gare du Nord.

Indications, mise en place, éclairages, répétitions, tournage…c’était parti. Ce court-métrage avait été tellement préparé que je me sentais en osmose avec lui. De plus, il régnait sur le plateau un état de grâce, et le rythme du film battait en moi à la seconde près.

Coup de pompes (1986)

Coup de pompes a été l’une des premières réalisations en son direct stéréo, et Alain Villeval, l’ingénieur du son, enregistrait uniquement dans l’axe de la caméra de façon à respecter la correspondance des champs visuels et sonores. Dominique Hennequin, qui a notamment collaboré avec Roman Polanski, a ensuite accepté de faire le mixage.
Les producteurs m’ont laissé une entière liberté et j’ai respecté le budget prévu.
Des gens m’ont souvent demandé par la suite comment j’avais dirigé des pieds ! … Et bien j’ai mis en scène des acteurs entiers et normaux qui ont traduit par les pieds les émotions de l’histoire.

Lorsque j’ai découvert la première image du film sur le grand écran d’une salle, j’ai eu du mal à croire que c’était le mien. Ce halo de lumière me semblait venir d’ailleurs, et j’avais la curieuse sensation d’être étranger au spectacle.
Et puis soudain, une peur immense m’a envahi : le public allait découvrir cet O.V.N.I…



La première a eu lieu au cinéma l’Escurial. Pendant la projection, j’attendais tout seul dans le hall comme un intrus, hermétique aux échos de la salle. J’avais vu entrer plus d’une centaine de personnes inconnues pour la plupart, invitées par la production. Tout était maintenant silence et l’attente devenait insupportable. Soudain un tonnerre d’applaudissements a retenti. C’était gagné.

Ce petit film venait de changer ma vie. Depuis les premiers home movies dont le public n’avait jamais dépassé la grille du jardin, en passant par la projection glacée de l’école de cinéma qui avait ressemblé à un cours sur la dissection de la grenouille, je pouvais enfin montrer un film à un public plus large, qui allait même dépasser les frontières de la France et de l’Europe.

dimanche 12 février 2012

Les lettres portugaises (en tournage)


La passion amoureuse et l’approche des sentiments à travers la féminité, sont des thèmes que je développe depuis plusieurs années, profondément marqué par le travail d’Ingmar Bergman sur le sujet. En lisant Les lettres portugaises de Mariana Alcoforado traduites en français par Guilleragues, cinq lettres d’amour passionnées et désespérées qu’écrit une jeune femme abandonnée par son amant, j’ai immédiatement été touché par le courage du personnage qui analyse avec une précision exemplaire les rouages de sa passion qui se perd parfois en déraison. Plus que jamais l’occasion m’était donnée avec Les lettres portugaises de pouvoir mettre en scène ces thématiques sur lesquelles je n’ai cessé de faire des recherches, m’appuyant, entre autres, sur l’étude menée par Roland Barthes dans ses Fragments d’un discours amoureux : l’amour fou, le cheminement douloureux et chaotique de la passion, l’abandon de soi, l’humilité, la quête de spiritualité, et surtout, la capacité à transcender ses propres sentiments en un amour universel.

La beauté des Lettres portugaises réside dans leur qualité littéraire, qui parvient admirablement à retranscrire les états psychologiques et émotionnels traversés par la jeune femme. Isolée entre quatre murs, son discours amoureux demeuré sans réponse, est à la fois l’expression d’un renoncement et aussi celui d’une femme à la personnalité peu commune, Mariana Alcoforado, qui lutte avec force et courage pour atteindre un sommet de dignité.

A travers une incursion dans le présent, où une jeune femme part à la recherche de Mariana, ma proposition de film se veut être le lien entre passé et présent, afin d’inviter le spectateur d’aujourd’hui à s’identifier, comprendre et s’émouvoir d’un personnage féminin tout en force et en sensibilité, et dont les échos, à travers un texte écrit en 1668, résonnent toujours autant en 2012.

L’actrice que j’ai choisie pour interpréter ce rôle, Ségolène Point, s’est principalement illustrée au théâtre, notamment pour représenter l’intimité de personnages emblématiques tels que Odette dans Le bel indifférent ou Célestine dans Le journal d’une femme de chambre. Dotée d’un fort potentiel dramatique tout en jouant de sensualité pour explorer les mécanismes complexes de la passion, elle est à même d’incarner Mariana, la jeune religieuse. Son jeu sensible et sa justesse ont été à diverses reprises reconnus par la presse et par le public. Son approche très cinématographique et son aptitude au romanesque, renforcent encore le personnage des Lettres portugaises.

Nicolas Herman, remarqué également au théâtre et à la télévison où il incarna le célèbre héros de Plus belle la vie, nous rejoindra dans cette aventure. Lui aussi possède ce goût pour le romanesque et ce talent d’acteur tout en finesse, qui le rapprocherait d’un Gérard Philippe contemporain.

Jean-Paul Seaulieu, directeur photo de grand talent et réalisateur de publicités primées dans plusieurs grands festivals internationaux, notamment pour leurs qualités de mise en valeur la beauté féminine, a tout de suite accepté de s’associer à ce projet. Prenant le parti de tourner le film en une semaine, il me semblait essentiel de m’entourer d’un opérateur de son envergure, afin d’apporter une dimension visuelle et chorégraphique à ce film qui se déroule principalement en huis clos.

Film atypique, Les lettres portugaises se veut moderne dans sa conception, tout en respectant la dramaturgie et le texte original de 1668. Je tenais à en faire découvrir la beauté aux spectateurs des salles obscures, persuadé que le cinéma reste toujours un merveilleux moyen d’expression qui n’a rien perdu de son lyrisme au travers du temps. À la fois outil pédagogique, Art à part entière, et divertissement dans le sens le plus noble du terme, il demeure une expérience unique pour s’aventurer dans des voyages émotionnels hors du temps, à travers les profondeurs de l’inconscient.



Les lettres portugaises
Production : KapFilms
Distributeur : Kanibal Films Distribution
Scénario, production et réalisation : Bruno François-Boucher
D'après Mariana Alcoforado
Directeur photo : Jean-Paul Seaulieu
Interprétation : Ségolène Point (Mariana Alcoforado), Nicolas Herman (Noël de Chamilly)
Montage : Olivier Mauffroy
Costumes : Marion Fortini
HD, Dolby, couleurs, 75 minutes
Sortie salles : 2014

mardi 10 janvier 2012

Abandonnés

Découverte au cinéma L'Entrepôt, 4 mois après sa sortie, de Hors Satan de Bruno Dumont. Un film lucide, courageux, parfois âpre et désespéré, qui évoque toute une frange de la population de condition modeste, isolée des villes, et parfois à l'abandon. En proie à l'injustice, à des difficultés de langage ou au crime, que leur reste-t-il pour survivre ? Etrangement doté d'un pouvoir de guérison, le personnage principal, un marginal rendu à un état animal, n'est pas sans évoquer celui, tatoué du « Love » et « Hate », de La nuit du chasseur. Avec Hors Satan, film quasi-mystique proche du cinéma de Robert Bresson, Bruno Dumont de par une mise en scène soignée et dotée d'un magnifique cinémascope, apporte un peu de lumière à un monde social englué dans les ténèbres. Un miroir difficile à regarder, et très dérangeant, de ce que notre société hautement technologique et confortable a produit pour adoucir la vie des uns tout en ignorant l'existence des laissés pour compte. Ce sont justement ces êtres que prend le parti de filmer Bruno Dumont, l'autre partie du monde n'intervenant que sous forme de figurants sans paroles audibles, comme si tout un mur séparait une classe de de l'autre. On est loin du cinéma spectacle, du divertissement, mais peut-être que le septième art reste encore le seul moyen d'évoquer, telle la peinture, des tâches opaques sous un ciel bleu, la clarté devenant soudain chargée d'une véritable richesse, à saisir sur l'instant, avant que celle-ci ne disparaisse à nouveau dans l'obscurité.

David Dewaele et Alexandra Lematre 
 Hors Satan (2011)


mercredi 7 décembre 2011

Intermède filmé

Le journal d’une femme de chambre, durant ses 40 représentations à Paris au Théâtre Darius Milhaud, m’a inspiré un film tourné à deux caméras. En guise de prologue, l’actrice Ségolène Point affûte une dernière fois son jeu avant l’entrée en scène, puis la sonnerie de la salle retentit, et, après un court générique, c’est parti pour 1h 10. Chaque tableau de la pièce est entrecoupé de cartons mentionnant les différentes dates au cours desquelles se déroule l’action, de septembre 1898 à juillet 1899. Dans une dynamique de gros plans et de plans rapprochés suivant au plus près la comédienne, le film se différencie d’une captation traditionnelle par la recherche d’un espace mettant en valeur son interprétation sur le texte original d’Octave Mirbeau.

Servie par les lumières en clair-obscur de la scène, et par des bruitages recomposés pour le film, la réalisation s’appuie essentiellement sur la recherche des émotions, pour inviter le spectateur à des détails de jeu qu’il n’a pu toujours saisir dans la salle. Ce « live » est à la fois un film expérimental et un documentaire sur une comédienne en action pendant une durée équivalent à celle d’un long métrage. Acteur moi-même de l’événement derrière le viseur de l’une des deux caméras, ma préparation s’est étable sur plus de six mois depuis le départ des répétitions en février 2011, jusqu’au moment du tournage, lors de la dernière représentation en septembre dernier. Le montage a permis de renforcer encore l’intensité du spectacle, ce soir-là l’un des trois ou quatre meilleure prestations de Ségolène Point durant la saison. Cette expérience unique, proche d’un concert filmé, m’a donné l’occasion de saisir chaque « instrument » utilisé par l’actrice créant une sorte de suite que l’on pourrait qualifier de quatuor à cordes.

Hommage à son travail, ce film est aussi l’amorce de notre prochaine collaboration sur Les lettres portugaises, adapté de l’œuvre de Guilleragues. Cette fois à l’origine de la mise en scène, l’expérience achèvera une sorte de triptyque sur la passion au féminin, entrepris par l’actrice en 2010 avec Le bel indifférent de Jean Cocteau.

Ségolène Point
Célestine

Le journal d'une femme de chambre (2011)
Production : KapFilms – Alterego Films – En  association avec Bernard Borie
Distribution : Kanibal Films Distribution
Avec : Ségolène Point
Réalisation :  Bruno François-Boucher
Caméra, montage : Jonathan Gredler
Mise en scène théâtre : Nita Alonso.
Musique : Maurice Ravel
HD, couleurs, 65 minutes.

L'histoire : La vie de Célestine, une femme de chambre, telle qu'elle la raconte dans son journal, à la fin du siècle dernier. Fille d'un marin qui avait péri en mer, Célestine connaît très tôt la misère et la souffrance. Voyant le vice s'installer chez sa mère et chez sa soeur, pour vivre seule, elle cherche à se placer comme servante. Elle passe dans différentes familles, gardant la plus fâcheuse impression : les bourgeois pleins de vices ambitieux, sont mesquins et prêts à renier leurs modestes origines. Le jugement de Célestine est amer et sans indulgence...

lundi 26 septembre 2011

Au-delà des grilles

Jafar Panahi est l’un des plus importants cinéastes iraniens, avec Abbas Kiarostami, dont il fut par ailleurs l’assistant. Son premier long-métrage, Le ballon blanc, très attachante histoire d’une petite fille en quête du billet qu’elle a perdu pour s’acheter un poisson rouge, avait été récompensé par la Caméra d’Or au Festival de Cannes en 1995. Mais c’est surtout avec Le cercle (2000), bouleversant film sur la condition des femmes en Iran, qu’il fait preuve d’un immense talent de metteur en scène, œuvre qui lui vaut les foudres de la censure dans son pays. Tous ses films, Sang et or (2003), sur la guerre en Irak, Hors jeu (2006), documentaire traitant lui aussi de la place des femmes en Iran, sont interdits par le régime. Seuls des DVD sont vendus sur le marché noir. Il ne tournera plus qu’un long métrage resté inachevé, après que les gardiens de la révolution aient interrompu le tournage et mis sous séquestre la pellicule. Condamné à l’interdiction durant 20 ans de pratiquer son métier, Jafar Panahi est alors assigné à résidence, risquant de surcroît une peine de 6 ans d’emprisonnement. C’est dans la clandestinité qu’il tourne Ceci n’est pas un film, avec la complicité de son ami réalisateur Mojtaba Mirtahmasb, expérience unique dans l’histoire du cinéma d’un film qui n’existe pas, qui aurait pu être, et qui tente malgré tout de devenir un objet filmé.

Ceci n’est pas un film de Jafar Panahi

Nous voyons le réalisateur chez lui, amputé de son outil d'expression, se servant tour à tour d'un téléphone mobile, d’une caméra de reportage et d’un écran de télévision dont il extrait des fragments provenant de ses précédentes oeuvres, pour filmer l’impossible d’une création en devenir. Son projet existant sous la seule forme du scénario, le cinéaste nous en offre quelques séquences imaginaires, utilisant son propre appartement pour simuler les décors, ainsi que quelques repérages tournés sur son I-phone. Il nous détaille les plans précis des premières séquences, travellings, gros plans, photos du casting à l’appui, avant de renoncer finalement à aller plus loin, un film n’étant « jamais ce qu’on raconte, mais ce qu’on réalise ». Ceci n’est pas un film devient alors le film de la propre vie de Jafar Panahi, entre conversations surveillées au téléphone, inquiétudes quant aux visiteurs venant frapper à la porte, le tout sous fond de révolte sourde des étudiants qui grimpe peu à peu de la rue.

Jafar Panahi et Iggy dans Ceci n’est pas un film

L’œuvre est non seulement bouleversante quant à son sujet, mais aussi parce que le réalisateur sait avec un art sans pareil de la mise en scène, captiver l’attention du public pendant 1h 20, avec sa personnalité tour à tour attachante, pleine d’humour, et tentant avec une dignité exemplaire de masquer son désespoir profond. Je n’avais jamais vu un tel film, acte de résistance ultime de la part d’un homme non seulement engagé, mais qui a aussi valeur selon d’exemple pour tous les cinéastes du monde entier. Son courage ne peut qu’inciter au combat pour le changement, il est une formidable leçon d’espérance. Jafar Panahi nous montre que le cinéma est un puissant moyen d’expression que les techniques numériques d’aujourd’hui ne peuvent que renforcer, au-delà de toute interdiction à l’image et à la parole. Dupliqué sur une clé USB et glissée ensuite dans un gâteau, Ceci n’est pas un film a franchi la frontière pour nous parvenir aujourd’hui sur un grand écran dans une copie d’une qualité exceptionnelle.


Jafar Panahi dans Ceci n’est pas un film

Visionné fraîchement sorti du laboratoire, ce film m’a enthousiasmé et bouleversé au plus haut point. Tous les publics peuvent le voir, non seulement comme document, mais aussi comme œuvre d’art, sa galerie de personnages haute en couleurs étant le plus beau des castings : Mojtaba, le complice et caméraman, Iggy, l’iguane de compagnie du cinéaste, le chien de la voisine, l’étudiant qui gagne sa vie en descendant les poubelles et avec lequel le réalisateur prend l’ascenseur, risquant une sortie vers les sous-sols avant d’être stoppé par les grilles d’entrée de l'immeuble.
Ceci n’est pas un film est un film, le meilleur que j’ai vu depuis longtemps. La classe entière, politique et artistique, doit se mobiliser ainsi que nous-mêmes, spectateurs d’un idéal de cinéma que le confort de nos sociétés, la plupart du temps, ne parvient plus à nous donner.
Plus qu’un film, Ceci n’est pas un film est un cri dont l’écho continue de résonner au-delà de l’écran, longtemps encore après sa vision.


Sortie au cinéma le 28 septembre
www.kanibal.eu

dimanche 25 septembre 2011

Rêve d'enfant dans une salle obscure - Épisode 8

J’avais enfin trouvé une idée de court-métrage et commencé à l’écrire. C’était une sorte de thriller fantastique à deux personnages intitulé La femme sous la lune. Un homme se retrouvait perdu en plein hiver dans une station balnéaire déserte, agressé par une femme armée, qui, après avoir mis sa voiture hors service, le prenait pour cible. J’avais néanmoins quelques problèmes de construction pour le rendre suffisamment intéressant, et peinais surtout avec les dialogues, ramenés pourtant à leur plus simple expression.



C’est à ce moment que Abdelkrim Bahloul me proposa de recruter des acteurs arabes pour son premier long-métrage, Le thé à la menthe. Je ne pouvais refuser, venant d’aménager dans un petit appartement dont le propriétaire n’attendrait pas l’évolution de mon scénario pour encaisser son loyer. Il n’était cependant plus question d’être employé comme stagiaire mise en scène, seul poste vacant sur le film, et quitte à en accepter le salaire je tenais à être crédité comme co-second assistant. La production y consentit et je rangeai mon manuscrit pour le laisser mûrir quelques temps.

Bahloul préfigurait le cinéma « beur », décrivant la vie à Paris des jeunes venant de la deuxième génération d’émigrés maghrébins. Avant lui, Naceur Ktari avec Les ambassadeurs, et surtout, oublié des dictionnaires, Ali Ghalem, avec Mektoub et L’autre France, avaient abordé courageusement les difficultés de la première génération. Dans l’histoire du cinéma français, Mektoub (1970) restera comme le premier long-métrage de fiction ayant dénoncé de plein fouet les conditions de vie des immigrés maghrébins en France.

Mektoub (1970) de Ali Ghalem

Abdel Kechiche, un jeune homme tout fou dont émanait un charme et un charisme exceptionnels, incarnait Hamou, le rôle principal du Thé à la menthe. Ce film à très petit budget fait partie des plus difficiles sur lesquels j’ai travaillé. Avec des moyens extrêmement limités pour la figuration, je n’avais que la solution d’embaucher des personnes sur place à la dernière minute, même en petit nombre. Passants et badauds étant rarement disponibles plus d’une demi-heure, nous nous devions de tourner le plus rapidement possible.

Abdel Kechiche
Le thé à la menthe (1983)

Un jour à l’aéroport d’Orly, n’ayant personne pour figurer des douaniers, je me suis précipité à la sortie d’un avion pour solliciter les passagers tandis que le réalisateur attendait. Des touristes ont accepté miraculeusement de se déshabiller dans les toilettes et de revêtir des costumes de douaniers trop courts pour eux. Presque contre leur gré, ils se sont retrouvés à jouer devant une caméra tandis qu’ils débarquaient de Caracas. Je ne sais même pas comment nous avons mis à mettre en boîte les séquences où la mère d’Hamou arrive d’Alger pour retrouver son fils. L’un de mes « douaniers », en l’occurrence un mari que sa femme pressée attendait, réceptionnait l’actrice Chafia Boudra dans un pantalon si court et si étriqué que l’on voyait apparaître ses chaussettes rayées rouges jusqu‘aux chevilles. Heureusement, grâce à l’adaptabilité de Bahloul et de son opérateur Charlie Van Damme, la scène fut filmée au-dessus des genoux.

Chafia Boudrah
Le thé à la menthe (1983)

Sur Le thé à la menthe, je suais vingt heures par jour, y compris les fériés, et l’impossible a été demandé à chacun. Nous n’avons pas tourné ce film, nous l’avons extrait de la mine.
Les rues de Barbès étaient en permanence transformées en studio, et l’on jouait avec le mouvement réel de la ville ; des rails de travelling étaient installés sur les couloirs de bus, la caméra reposait au milieu du trafic, et j’engageais des passants pour les transformer en joueurs de cartes et en quêteurs, juste le temps d’un plan.
J’avais aussi embauché pour m’aider un jeune homme en quête d’un stage, Christian Merret-Palmair, qui avait attendu pendant plusieurs jours aux abords du plateau.
Le tournage devait avancer coûte que coûte, parfois sans autorisation, et nous étions prêts à déguerpir de certains endroits d’une seconde à l’autre.

Dans une autre séquence, lorsque le personnage de la mère, vient porter du thé à un agent de la circulation, l’acteur en uniforme a été parachuté au milieu d’un carrefour encombré. Planqués dans une camionnette avec la caméra, nous avons lancé le tournage de la scène. À ce moment un car de police a surgi, plusieurs agents sont descendus et ont embarqué l’acteur dans le panier à salade toutes sirènes hurlantes.
Il m’a fallu poursuivre les flics en voiture jusqu’au commissariat pour récupérer le comédien qui, quelque peu molesté, a eu la peur de sa vie. J’ai eu beaucoup de mal à expliquer aux flics que nous tournions un film. Ils avaient arrêté l’acteur parce que son costume n’était pas réglementaire.

Buster Keaton
The cameraman (1928)

Une autre fois, la nuit dans les quartiers chauds de la Goutte D’or, une cinquantaine de personnes avaient accepté de figurer quelques heures dans le film. Au moment de la paye, munis de leur ticket de pointage, ils se sont rassemblés en une file d’attente. Étonnamment, lorsque j’ai distribué la dernière enveloppe la queue était aussi longue qu’au début… Des intrus avaient volé des tickets, d’autres les avaient falsifiés. Une énorme confusion régnait. Tous réclamaient leur dû à corps et à cris, et particulièrement ceux qui avaient travaillé, les escrocs ayant filé à toutes jambes. Il m’a fallu expliquer que la caisse était vide, mais le ton est monté et une bousculade s’en est suivie. J’ai dû fuir de toute urgence les lieux pour éviter les coups, étant poursuivi, mon sac arraché par quelques excités. Après être monté précipitamment dans ma voiture devenue la proie des coups de poings et des coups de pieds, j’ai démarré en trombe sous une pluie de projectiles.
Je ne remis  plus les pieds dans le secteur pendant quelque temps.

Marathon man (1976) de John Schlesinger

Ce tournage m’a éreinté. Je savais déjà que je ne resterais plus très longtemps assistant.
Eliane André, la régisseuse, m’avait beaucoup parlé d’un film de science-fiction sur lequel elle venait de travailler, Le dernier combat, qui s’était tourné en noir et blanc avec une toute petite équipe. Un soir après le tournage, elle m’a présenté son réalisateur : il avait vingt trois ans et s’appelait Luc Besson.

Le premier jet de mon scénario étant terminé, je demandais conseil à Bertrand Tavernier qui prit le temps de le lire. Il me fit des remarques judicieuses sur la nature des personnages et sur la construction du récit, en souleva les points faibles et  me suggéra quelques idées afin d’épaissir l’intrigue. Rien n’avait échappé à l’œil du maître. Après un certain nombre de modifications, je parvins à une nouvelle version plus solide et fis réaliser un story-board par un dessinateur. Cependant quelque chose ne collait pas, l’intrigue manquait toujours d’intensité. Je n’arrivais pas à créer suffisamment de rebondissements pour pouvoir captiver le spectateur.

Shining (1980) de Stanley Kubrick

Une nuit - on ne sait jamais d’où viennent les idées - j’imaginai la trajectoire d’un personnage dans une gare dont on ne verrait que les pieds. J’en parlais à Christian Merret-Palmair, devenu un ami. Il venait lui aussi du cinéma en Super 8 et nous avions la même culture. Emballé par mon idée, Christian, qui depuis est devenu réalisateur, voulut immédiatement l’écrire avec moi. En quelques jours nous avions la base de ce qui allait devenir mon premier vrai court-métrage.

Le téléphone sonna de nouveau et j’acceptais le premier contrat que l’on m’offrait, régisseur adjoint sur le film Fort Saganne d’Alain Corneau.
La production du film avait eu vent de ma contribution au Thé à la menthe. Patrick Meunier, le régisseur général, s’était intéressé à mon fichier d’acteurs arabes et à la manière dont j’avais travaillé sur le film. Nous étions restés en contact et quelques semaines plus tard, il m’engageait pour le tournage en Mauritanie.
Du jour au lendemain, je suis passé du plus petit film français à la production la plus coûteuse de l’année.

Un chauffeur (!) est venu me chercher pour m’accompagner à l’aéroport, et après douze heures de vol, j’atterrissais par 40° à l’ombre à Nouakchott.
Le tournage était commencé depuis plusieurs semaines. D’abord à Paris, en studio, puis en Tunisie, et il restait la partie certainement la plus difficile, celle du désert Mauritanien. Malgré une équipe de régisseurs sur place depuis un an et tous les efforts de la production pour subvenir aux besoins du tournage, le bateau prenait l’eau. Les problèmes de logistique s’étaient accumulés, il venait d’y avoir un clash, et la direction de production avait changé de main.

Mission impossible : "Bonne chance Jim ! "

Ma mission consistait à ravitailler l’équipe depuis Nouakchott, la capitale, vers Chinguetti, camp de base du tournage, petite ville dans les sables à cinq cent kilomètres au nord. Une centaine de personnes attendait chaque jour de recevoir vivres, médicaments, boîtes de pellicule et accessoires, par le petit avion de la production qui faisait la navette.

Chinguetti

Dès mon arrivée, je dus faire face à un monde pouvant se résumer à l’histoire du touareg qui rencontre un occidental avec une montre au poignet et qui lui dit : « Vous, vous avez l‘heure, mais nous, nous avons le temps. »


Il n’est pas possible en région mauritanienne de pratiquer le commerce et les échanges à la française, ni d’espérer obtenir quoi que ce soit dans la minute. Toute tenue vestimentaire touristique faite d’un short de surfer et d’un T-shirt fashion, vous condamne immédiatement à être inscrit dans cette seule ligne de mire : être un potentiel acheteur susceptible de payer le prix le plus élevé du marché mondial.

Il m’a fallu plusieurs jours pour faire ma place à Nouakchott et trouver une manière de contourner le problème. Je revêtis une tenue plus soft et passais beaucoup de temps chez l’habitant pour bien connaître leurs us et coutumes, tout comme les indispensables fournisseurs locaux susceptibles de valider les commandes provenant du tournage.
Celles-ci pleuvaient à longueur de journée, tant en ce qui concerne la mécanique pour les véhicules ensablés hors d’usage que le ravitaillement, les accessoires, les costumes, et les formalités incessantes de douane pour les innombrables allées et venues en comédiens, personnel et matériel venant de Paris.


J’avais parfois l’impression d’être un soldat perdu dans l’immensité, passant mon temps à trouver l’impossible par les routes les plus impraticables, à envoyer des messages par radio et à charger de vivres le petit avion Cessna d’Albina productions. Pour aller sur le tournage, il me fallait emprunter un avion à la carlingue branlante des lignes intérieures, digne d’Indiana Jones et le temple maudit. Le moteur avait de tels ratés que je songeais sérieusement à m’éjecter sur un canot gonflable à défaut de parachute.

Indiana Jones and the temple of doom (1983)

Dans les tourbillons des tempêtes de sable, la tête enveloppée d’un chèche, j’ai retrouvé mes compatriotes Alain Centonze et Bruno Nuytten, plutôt surpris de me voir débarquer tel Lawrence d’Arabie… Pour un peu, ils auraient cru à un mirage.

Il est impossible de réagir dans le désert comme ailleurs. C’est une autre planète, où s’achèvent la plupart des langages que nous connaissons dans le monde industrialisé, à fortiori dans le cinéma. Sans remise en question de son propre fonctionnement, toute tentative d’obtenir quelque chose est vouée à l’échec.


Au début, les autochtones riaient beaucoup lorsque je leur demandais de l’aide. Et plus j’insistais, plus ils riaient. Je n’avais pas d’autre solution que revêtir une djellaba et m’exprimer directement en arabe afin de ramener à des proportions raisonnables le délai d’obtention d’une citerne d’essence.
Pendant ce temps, le groupe électrogène étant ensablé, Bruno Nuytten éclairait ses plans de nuit au feu de bois, dans la perspective d’un nouveau groupe qui se fit attendre comme les Tartares dans le désert…
Pour obtenir le nécessaire, je devais aussi fumer une herbe locale en buvant pendant des heures du thé mauritanien. Après un premier thé « doux comme la vie », un deuxième « fort comme l’amour », et un troisième « amer comme la mort », au bord de l’apoplexie et dépouillé de tous mes ouguiyas (monnaie mauritanienne), je repartais avec de précieuses pièces de voitures ou des fusées éclairantes.


La possibilité de mettre un œil dans le viseur de la caméra d’Alain Corneau était rare. Au poste de régisseur, c’est quasiment impossible. La plus grande partie de job consiste à être en avance de plusieurs semaines sur le tournage pour pouvoir tout organiser.
Seuls quelques moments en équipe réduite lors de mes séjours sur le plateau, entre deux séquences de batailles, me permettaient d’apprécier le savoir faire du réalisateur qui était l’un des plus chevronnés avec lesquels j’ai collaboré. Corneau était un tenace, il obtenait toujours ce qu’il voulait, avançant méticuleusement et dans le plus grand respect des autres. Le cinéaste maîtrisait admirablement son film malgré l’adversité. Lorsqu’il était arrivé dans le désert pour la première fois, à Adrar  dans la passe d’Amogjâr, regardant au loin dans son viseur il avait confié à son équipe de décorateurs : « Le fort Saganne, je le veux ici… » En gros, il ne restait plus qu’à le construire. Les premiers techniciens étaient arrivés sur place un an avant le tournage.

Fort Saganne (1984)

Alain Corneau bénéficiait également d’une pléiade d’acteurs hors pair : Gérard Depardieu, Philippe Noiret, Catherine Deneuve, Sophie Marceau, ainsi que, dans des seconds rôles, les formidables Michel Duchaussoy, Hippolyte Girardot, Saïd Amadis, et l’inoubliable Roger Dumas.

Fort Saganne (1984)

J’eus souvent à m’occuper d’eux lors de leurs escapades de fins de semaines à Nouakchott. Gérard Depardieu débarquait à l’hôtel comme une escouade de militaires assoiffés à lui tout seul. L’acteur était capable de se transformer aussi bien en mécano si une voiture était en panne, qu’en boxeur lorsque ses élans se trouvaient soudain freinés par quelque attente trop longue à la douane. Durant ses moments de pause, nous avons eu de passionnantes conversations. Je le sentais encore habité par son personnage de Charles Saganne, officier français confronté au dépouillement et à l’âpreté du désert. Il parvenait à lui donner une profondeur fascinante.

Fort Saganne (1984)

Il me fallait user de tout mon sang-froid pour veiller à ce que le comédien parvienne à bon port et à l’heure dite sur le plateau deux jours plus tard, surtout l’envie lui prenait soudain de vouloir visiter le Sénégal. Gérard piqua sur moi des colères mémorables lorsque je devais le sortir d’un sommeil lourd et profond après un week-end tonitruant. Retenant mon souffle, mon seul but était qu’il parvienne au maquillage à l’horaire indiqué sur la feuille de service. Ce fut une expérience extrêmement enrichissante en ce qui concerne ma relation aux acteurs. Plus aucune star ne m’intimida par la suite. Au-delà cependant de quelques emportements, Gérard a toujours fait preuve de justesse. N’importe quel réalisateur ne peut que souhaiter un jour l’avoir devant sa caméra.

Fort Saganne (1984)

La courtoisie et l’humour à froid étaient le fort de Philippe Noiret. Debout aux aurores pour le maquillage, il aimait à observer d’un air amusé la horde de techniciens affamés se précipiter à la cantine après un dur labeur, oubliant parfois de lui laisser une place. Et lorsque l’un d’entre eux, s’en rendant compte, se levait pour lui offrir sa chaise, il répondait aussitôt : « Laissez, je déjeunerai après vous… ». Un jour il y eut quelque dépassement sur son planning. Je vins le chercher avec un peu d’avance et fus surpris de le voir qui m’attendait : « Vous êtes en avance, Philippe… » lui dis-je. Et lui de me répondre : « Comment ça je suis en avance, mais j’ai trois jours de retard ! »
L’acteur, que je retrouvais avec plaisir par la suite sur le tournage de Souvenirs, souvenirs de Ariel Zeitoun, était une leçon d’humilité à lui tout seul, pour tous ceux qui en manqueraient dans ce métier.


Fort Saganne (1984)

 Un peu frustré de ne pas pouvoir être plus présent sur le plateau, j’étudiais l’épais scénario de Louis Gardel, d’après son livre, et co-écrit par l’historien Henri de Turenne. Les dialogues étaient superbes, beaucoup d’émotion s’en dégageait. J’essayai d’imaginer ce que pourrait être le film, il y avait là une matière exceptionnelle. Le cinéma français renouait avec toute une tradition romanesque oubliée depuis la nouvelle vague, un souffle épique proche de Jacques Feyder, le réalisateur de La kermesse héroïque et de La loi du Nord. C’était un choix surprenant de la part du réalisateur de Série noire et de Police Python 357.


Ce tournage aura été un exploit des membres de l’équipe pour qu’Alain Corneau puisse chaque jour réaliser son film.
Le passage côté production m’a donné une vision encore plus réaliste du métier. Les producteurs, la plupart du temps malmenés, incarnent la face sombre du cinéma, celle où les risques sont les plus lourds : ils donnent à des créateurs les moyens dont ils disposent en prenant le risque de tout perdre.

Catherine Deneuve et Alain Corneau

Fort Saganne était le rêve fou d’une productrice, Albina du Boisrouvray, qui a eu l’incroyable audace de se lancer dans ce projet. Il est regrettable qu’elle ait perdu tragiquement son fils, François-Xavier Bagnoud, dans l’accident d’hélicoptère sur le Paris-Dakar en 1986 qui emporta aussi Daniel Balavoine et Thierry Sabine. François-Xavier était présent lui aussi sur le film, pilotant chaque jour le Cessna qui ravitaillait l'équipe.

Albina du Boisrouvray
François-Xavier Bagnoud

Au-delà des problèmes de logistique du film, la vision que je découvrais de l’Afrique, notamment son taux extrême de non alphabétisation et de pauvreté, changea à tout jamais ma perception du monde. Témoin chaque jour du pillage de mes poubelles par une horde d’enfants, rien ne pourrait plus être comme avant. Pour certains peuples il n’existe que la survie dans l’immédiateté. Cette prise de conscience me bouleversa à un tel point, qu’elle a influé par la suite, j’en suis certain, sur mes comportements. Que faire d’autre, sinon tenter chaque jour de continuer à être des humains dignes de ce nom dans nos sociétés ?

 De son côté, Albina du Boisrouvray s’occupe aujourd’hui à travers la Fondation François-Xavier Bagnoud, d’alerter les pouvoirs publics et de collecter des fonds pour venir en aide à plus de cent millions d’enfants orphelins, dont ceux du sida, à travers le monde.

Fondation François-Xavier Bagnoud

Fondation François-Xavier Bagnoud : http://www.fxb.org/

Rêve d’enfant dans une salle obscure, récit. © Bruno François-Boucher, 2011.