Le
pont des espions, adapté de l’histoire vraie de William Fischer alias Rudolf
Abel, relate l’arrestation à New-York en 1957 d’un agent soviétique infiltré
aux Etats-Unis durant la guerre froide et destiné à fournir au KGB des
renseignements sur les armes nucléaires. Inquiet lui-même des dangers que
représentait le monopole américain des armes atomiques, Fischer, qui nia
jusqu’au bout, échappa de peu à la chaise électrique, contrairement aux espions
Jules et Ethel Rosenberg qui furent exécutés en raison de leur nationalité
américaine. L’avocat de Fischer, James B. Donovan (interprété dans le film par
Tom Hanks) pointa du doigt un vice de forme lors du procès : il prouva que
Fischer, citoyen russe de nationalité anglaise, avait agi légalement en tant
que soldat au service de son pays, tout comme agissaient les espions américains
infiltrés en URSS pour le compte de Washington.
Démocrate
convaincu, Donovan, à travers son vigoureux plaidoyer en faveur de l’espion
russe, proposa aux autorités américaines d’échanger Fischer contre un espion
américain, Francis Gart Powers, pilote emprisonné par le KGB pour avoir
photographié des sites secrets servants de tests aux missiles. C’est de la transition entre l’ère
maccarthyste anticommuniste et celle des premiers échanges entre espions russes
et américains dont parle le film.
Ce
qui intéresse Spielberg est le point de vue non conventionnel dans son rapport
à l’Histoire. Qu’il s’agisse de son traitement de l’affaire de l’Amistad devenue par la suite symbole du
mouvement pour l'abolition de l'esclavage, de La liste de Schindler qui éclairait des faits durant la Shoah
longtemps ignorés du public, de Munich
sur l’opération du Mossad suite aux attentats des Jeux Olympiques de 1972 et qui
évoquait le fil ténu entre terrorisme et réponse par le sang, ou encore Lincoln, décrivant le combat pour
ratifier le 13e amendement de la Constitution des États-Unis et abolir
l’esclavage, le cinéaste aime à explorer, à donner connaissance à la jeune
génération de faits qui ne sont plus enseignés dans les écoles. Cet engagement
poussa également Spielberg et son compatriote Tom Hanks à produire la série TV Bands of Brothers pour transmettre aux
jeunes américains qui l’ignoraient, l’histoire de leurs ancêtres lors du
Débarquement.
Comme
dans Lincoln le cinéaste s’intéresse
dans Le pont des espions au regard
porté par la société sur les préjugés. Les préjugés raciaux font place ici à
ceux de l’anticommunisme et du rejet de la nation soviétique dans son ensemble,
les dirigeants américains incitant leur peuple à condamner les pratiques de
l’ennemi tandis que les Etats-Unis jouaient un même jeu derrière le rideau de
fer. Le personnage de Donovan, en tant que bouc émissaire, joue un rôle
fondamental dans les prises de conscience et il n’hésite pas à mettre en
parallèle Etats-Unis et URSS dans leurs jeux stratégico-militaires lors de la
guerre froide.
Qui
plus est, le film met l’accent sur l’Amérique conformiste en plein essor de
l’après-guerre, enfermée dans ses carcans et sans politique d’ouverture sur le monde.
On ignore tout Outre Atlantique de la construction du mur de Berlin, des
exécutions de masse pour ceux qui tentèrent de s’en échapper et que le film
s’attarde à nous décrire sans esbroufe, chacun vivant dans son confort
tranquille, de la parfaite épouse modèle à l’écolier que l’on saupoudre des
bienfaits de la bombe atomique. Le regard du cinéaste est lucide, acéré, et
c’est aux bouleversements des décennies futures que le film semble nous
préparer. Donovan, dont le regard sur le rêve américain s’assombrit au fur et à
mesure de sa quête, prend conscience de ce qui se trame en Occident, lui l’Américain bien tranquille pour paraphraser
Graham Greene. La force du film est aussi d’établir un parallèle entre l’Histoire hier et celle d’aujourd’hui, tout
ne semblant finalement qu’éternel recommencement.
Spielberg
l’a prouvé, il peut autant nous donner de divertissement que de réflexion.
Magicien du 7e art, expert en suspense et en morceaux de bravoure lorsqu’il
s’agit du film d’aventures, il sait aussi poser sa caméra, étudier un
environnement et s’engager lorsqu’il tourne des films plus pointus. Vous
l’aurez compris, Le pont des espions
est de ceux-là. La mise en scène est sobre, pour un peu on dirait un film
d’Otto Preminger ou de John Ford, et le cinéaste apparaît, avec Clint Eastwood,
comme l’un des derniers grands classiques d’Hollywood . C’est remarquable de
justesse et Tom Hanks et Mark Rylance, acteur shakespearien tout droit sorti de
la Royal Academy of Dramatic Art de Londres y sont tous deux admirables.