Pour avoir revu Fortunat (1960) d’Alex Joffé, force est de constater que ce beau film montre une nouvelle fois l’extraordinaire capacité d’André Bourvil à exprimer une large palette d’émotions et où son degré de gravité atteint ici son point d’orgue. Passant du simplet alcoolique au stade de l’homme mur transfiguré par son amour pour le personnage de Michèle Morgan, c’est peut-être dans la dernière partie du film, lorsqu’il découvre que cet amour ne pourra être partagé, que Bourvil fait éclore sa sensibilité la plus exacerbée. Son visage soudain plongé dans l’obscurité dessine la marque profonde d’une solitude qu’on ne lui connaissait pas. Mieux encore, il réussit à nous toucher au plus profond dans l’acceptation de ce désespoir, l’acteur ne pouvant se résigner au moindre défaut de sincérité qui nous aurait fait entrevoir un happy end des plus convenus.
L’argument du film, adapté du roman Fortunat ou le père adopté de Michel Breitman, expose une famille de résistants réfugiée à Toulouse sous l’Occupation ayant pour voisins une famille de juifs reclus dans la clandestinité. De l’amour entre les uns et les autres vont se tisser les fils d’un bonheur éphémère, obscurci et anéanti par les heures sombres du nazisme.
Michèle Morgan, qu’on a trop souvent considéré comme une beauté froide et distante, se délie ici sous la caméra d’Alex Joffé pour faire apparaître, notamment dans la scène de danse, une sensualité échevelée tout à fait bouleversante. Film à revoir sans modération, Fortunat, s’il n’est pas un modèle d’écriture cinématographique, n’en est pas pour le moins un splendide mélodrame qui doit tout aux acteurs et où la vie qui tente de battre malgré tout fait figure d’acte de résistance face aux blessures mortifères de la France occupée.