Non seulement Steven Spielberg a traversé les vies d'un nombre incalculable de gens depuis plus de cinq décennies, mais il a été pour beaucoup de cinéastes de ma génération un moteur d'encouragement à faire des films. L'enfant qui tournait des films en 8mm à la maison a montré que tout était possible.
Spielberg était alors inconnu lorsque je vis Duel au cinéma dans le cadre de ce qu'on appelait à l'époque les « matinées scolaires » . Un mercredi par mois on nous emmenait au cinéma. Nous étions en 1973 et je découvrais les débuts virtuoses d'un cinéaste de 23 ans. J'appris par la suite qu'il avait déjà tissé une impressionnante filmographie : une dizaine de téléfilms, autant de courts-métrages et même un long-métrage en Super 8, Firelight, tourné pour 500 dollars à l'âge de 16 ans.
Duel fut une révélation. Sur les traces d'Hitchcock, le film était un challenge absolu avec une histoire tenant sur deux pages tournée en 17 jours. Depuis ce jour je n'ai jamais manqué l'un de ses rendez-vous au cinéma. Du meilleur au moins bon, son œuvre a jalonné les différentes étapes de mon existence et je me souviens précisément où et dans quelles circonstances avoir vu chacun de ses films.
Quand les films d'un cinéaste accompagnent régulièrement votre vie depuis le départ, ils finissent par compter autant que votre propre famille. Et puis le passage du temps laisse apparaître des cheveux gris sur le réalisateur pour lui donner l'allure de ceux de la génération précédente qu'on a vu vieillissant durant l'enfance : John Ford, Raoul Walsh, Howard Hawks...
Ce matin je me suis levé de bonne heure pour aller voir The Fabelmans. En prenant mon café, j'ai dit à voix basse : « Je me lève pour toi, Steven ! » Deux heures plus tard j'étais à la séance de neuf heures au cinéma UGC Ciné Cité Les Halles.
Lorsque la lumière s'est éteinte, je me suis mis à frémir à l'apparition du mythique logo Universal orchestré par Jerry Goldsmith et sur lequel vint s'insérer le logo Amblin. C'était déjà tout un pan de l'Histoire du cinéma qui défilait sous mes yeux. Puis le film commença et ce fut un silence religieux dans la salle durant 2h20, parfois ponctué d'éclats de rires, car si le film est riche en émotions de toutes sortes, l'ami Steven ne manque pas d'humour.
Je pressentais que le film serait bien, mais je n'imaginais pas qu'il soit aussi beau. En transposant une partie de son autobiographie, Spielberg met pour la première fois à nu les tourments qui hantèrent son enfance et son adolescence, dûs notamment aux distensions entre ses parents qui finirent comme on sait par un divorce. Il est fascinant de constater comment le cinéma fut à la fois un refuge durant ses jeunes années et le seul moyen d'expression qu'il trouva pour exprimer les non-dits. Le cinéma comme catharsis auquel il faillit renoncer durant un temps, si les images animées et le doux ronronnement d'une caméra et d'un projecteur n'avaient fini par l'apaiser.
Le film est truffé de magnifiques séquences, toutes aussi belles les unes que les autres, centrées sur sa famille, ses parents, ses sœurs, son oncle. Que serait le cinéma sans la vie d'abord et avant tout, cette vie qui bat tout au long du film et qu'il filme durant ses premières années ? C'est comme un film continu qui débute pour lui après avoir découvert avec ses parents Sous le plus grand chapiteau du monde de Cecil B De Mille un soir de 1952. Reproduisant par la suite la séquence de déraillement du train avec des jouets, le goût du jeune cinéaste pour les maquettes et pour le grand spectacle, renforcé par son inventivité sont déjà là. Viendra progressivement s'ajouter la sensibilité d'un jeune homme introverti, peu doué pour le sport, moqué parce que juif, malmené de toutes parts, déchiré par un chaotique contexte familial, ce qui donnera souvent lieu à une reproduction de ces conflits dans beaucoup de ses films, à commencer par E. T.
Dans une extraordinaire séquence de The Fabelmans, son oncle le prévient : « En choisissant l'art plutôt que le bonheur tu seras toujours déchiré en deux ».
Même si Spielberg, auteur du scénario avec Tony Kushner, a transformé sa propre vie en fiction, elle n'en ressemble pas moins à un film hollywoodien peuplé d'autant de drames que de moments magiques. Les films sont comme des rêves, nous dit The Fabelmans, et la force de celui-ci est justement de faire se rejoindre la réalité et le rêve.
Transi, bouleversé après 2h20 de rires et de larmes, je crois ne pas me tromper en disant que Spielberg a fait en quelque sorte son Fanny et Alexandre, son Radio days (qui évoquaient respectivement l'enfance d'Ingmar Bergman et de Woody Allen), ce nouveau long-métrage figurant parmi ses meilleurs, la maturité le révélant plus que jamais comme un expert en matière de direction d'acteurs qui sont tous formidables : Michelle Williams, Gabriel LaBelle, Julia Butters, Seth Rogen, Judd Hirsch, David Lynch en truculent John Ford (la séquence vaut à elle seule le déplacement), sans oublier l'arrivée d'un nouveau venu, l'excellent Sam Rechner dans le rôle de Logan. N'en doutons pas, il sera l'une des grandes stars de demain.
François Truffaut, après avoir vu Frenzy tourné par un homme de 72 ans, s'était écrié : « Vivement le 53ème Hitchcock ! » Je lui emprunte la formule, m'exclamant à mon tour : « Vivement le 37ème Spielberg ! »