Avec Christian
Merret-Palmair, nous avions fini d’écrire le scénario de mon premier vrai
court-métrage qui s’intitulait Coup de pompes. Le film se déroulait
dans les années cinquante, et, prévu pour être tourné en noir et blanc, il
était conçu sans dialogues, utilisant simplement les bruits caractéristiques
des chaussures de chacun des personnages. L’action se passait dans une gare où
un homme accompagnait une femme à son train. Une fois abandonnée sur le quai,
elle était suivie par un individu claudiquant et se réfugiait sur une
passerelle. Le type actionnait alors un couteau à cran d’arrêt depuis sa
chaussure et tuait la femme. Du crime à l’arrestation de l’assassin par la
police, on suivait toute l’action sans jamais voir un seul visage.
Coup de pompes (1986)
À ce moment-là, peu de
gens dans la profession s’intéressaient encore aux courts-métrages. De rares
festivals leur rendaient hommage, les exploitants de salles n’en programmaient
déjà plus, et les chaînes de télévision les diffusaient à de très rares
occasions. C’était juste avant l’arrivée de Canal Plus.
Après avoir minutieusement
étudié le projet afin qu’il coûte le moins cher possible, je me suis mis en
quête d’un producteur. Personne n’y croyait. Tout le monde me disait que faire
un film entièrement avec des pieds était impossible, et nous avons dû concevoir
une plaquette avec des photos pour expliquer quasiment plan par plan le projet.
Le document avait l’avantage de retenir l’attention, même si les professionnels
demeuraient perplexes.
Le premier producteur
intéressé m’a convoqué à son bureau, un jour qu’il faisait très chaud. Il
tenait le scénario entre ses mains en guise d’éventail, et n’accepterait de
produire le film que si je lui fournissais l’argent nécessaire… Je fus quelque
peu sceptique, le précédent que j’avais rencontré ayant filé en douce avec la
caisse d’un film après avoir obtenu une subvention du Centre du cinéma. En
consultant la plaquette de Coup de pompes, un autre m’a affirmé que tourner un film
et faire des photos, ce n’était pas du tout la même chose… Manque de bol pour
lui, La jetée, le chef d’œuvre de Chris Marker avait
été entièrement conçu de cette manière. Mais il n’en avait jamais entendu
parler.
La jetée (1962) de Chris Marker
Un film entièrement conçu avec des photos
Le sujet du court-métrage
se passant dans une gare, l’un des collaborateurs de France 3 m’a répondu qu’il
s’intéresserait éventuellement au film… si la chaîne envisageait un jour de
programmer une série d’émissions sur les trains. Autant attendre comme dans Il
était une fois dans l’Ouest que les poseurs de rails passent par Flagstone
avant d’embarquer pour la Californie.
Après avoir consulté la
plaquette photos dans le cadre d’un concours de scénarios, le collaborateur
d’une chaîne concurrente m’a fait savoir que les courts-métrages
déjà réalisés n’étaient pas pris en compte. Quel compliment pour un film
qui n’existait pas encore !
J’ai sollicité tout Paris
sans résultat. Sans assez d’argent pour produire le film moi-même, le
projet est resté en stand by pendant encore quelque temps.
Appelé en renfort sur le
film Souvenirs, souvenirs d’Ariel Zeitoun, j’ai repris mon travail
d’assistant. C’était l’occasion de retrouver Philippe Noiret et de participer à
de délirantes séquences qui restituaient Paris au temps du twist. Nous avons
tourné de nombreuses prises de vues, notamment au Casino de Paris, qui mettaient en
scène toute une jeunesse des années 60 comme dans American Graffiti, voitures américaines de
l’époque à l’appui.
Souvenirs, souvenirs (1984)
de Ariel Zeitoun
Puis, Eliane André, une
collaboratrice de Luc Besson, m’a engagé sur le clip Pull marine avec Isabelle Adjani. Nous
avons travaillé pendant deux semaines en studio, où, dans un décor de salle de
bains, le cinéaste rêvait déjà de bleu et d’hommes poissons. En prime, Warren
Beatty venait sur le plateau rendre visite à la belle Isabelle.
Travail très agréable en
compagnie de ce réalisateur nouvelle génération, friand d’acteurs, d’images
sophistiquées et de musique rock. Avec Jean-Jacques Beineix et Leos Carax, ils
étaient les pavés dans la mare du cinéma français de l’époque, ouvrant une voie
nouvelle qui rompait avec un certain classicisme dans la narration des films.
Ces cinéastes se servaient davantage de l’aspect visuel et musical que leurs
prédécesseurs.
La lune dans le caniveau (1986)
de Jean-Jacques Beineix
Le cinéma français avait
besoin de prendre de nouvelles orientations après la Nouvelle Vague. Les années
70 avaient déjà percé des brèches dans la manière de filmer avec Bertrand
Tavernier, Alain Corneau et André Téchiné, pour ne citer qu’eux, qui avaient
déjà modernisé le paysage en imposant une vision plus lucide et plus réaliste
de la société contemporaine. Ces derniers, utilisant de nouveaux moyens
techniques à travers des univers inspirés, avaient permis au cinéma de
reprendre ses lettres de noblesses, après que les grandes salles aient disparu
au profit d’écrans timbres poste, ce qui avait rendu les films quasiment
télévisuels. Besson prolongeait à sa manière ce courant.
Ce que j’aime en France
c’est le souci permanent d’innover, le rebond permanent face aux crises, et
surtout l’avant-gardisme. C’est ce que n’ont jamais compris certains critiques
restés nostalgiques du monde d’avant, et qui reprochent encore aux nouvelles
générations, inspirées par Spielberg, Lucas et De Palma, de n’avoir fait naître
que des ignorants. Que Dieu leur pardonne mais ces maîtres du spectacle ont
surtout permis au cinéma de pouvoir continuer à faire exister dans les salles
un large public. Ceux qui reprochent à Besson de n’être qu’un bol de pop-corn
pour ados attardés, devraient revoir ses films et la maîtrise dont ils font
preuve, Jeanne d’Arc en tête, l’un des très rares films historiques français sur
deux décennies. Je ne suis pas toujours un fervent admirateur de son cinéma,
mais il faut lui reconnaître son audace et son extraordinaire savoir-faire en
matière de spectacle.
Le 5ème élément (1997) de Luc Besson
Luc
préparait son deuxième long-métrage, Subway. Eliane André s’occupait
de la régie générale et j’ai enchaîné au poste de régisseur adjoint.
Tout a basculé pour moi à
partir de ce
film qui a déclenché mon passage à la réalisation.
Les méthodes de tournage
n’avaient soudain plus rien à voir avec celles du cinéma traditionnel. La
moyenne d’âge des membres l’équipe était d’environ vingt cinq ans, hors mis le
décorateur Alexandre Trauner (celui d’Hôtel du Nord et des Enfants du
paradis)
qu’on avait surnommé « Papy fait de la résistance ».
Le jeune réalisateur avait
une inventivité de tous les instants. Il créait des systèmes de machinerie pour
permettre à la caméra de se déplacer sous des angles inédits, travaillait
constamment en musique, et un vent de liberté soufflait sur le plateau, déracinant
tous les codes en vigueur. Besson était chargé d’une énergie qui bousculait la
manière de filmer chez nous. À une époque où les Gremlins arrivaient d’Outre
Atlantique, son style résolument moderne s’adressait de la même manière à un
public plus jeune.
J’avais la sensation
d’avoir une caméra entre les mains et d’être entraîné par un flux ininterrompu
d’images, du ras du bitume jusqu’au sommet de plates-formes vertigineuses, au
cœur de travellings infernaux sur des escalators.
Après le désert
mauritanien, le gouffre du métro comme un ventre qui grouille dans le buzz des
néons, le bruit des souffleries et des ventilations. Imprégné de son odeur
durant six mois, je déambulais dans cet antre de Vulcain où chaque apparition
d’Isabelle Adjani ressemblait à un conte de fées.
Comment ne pas tomber sous
le charme de l’actrice qui s’était prise d’affection pour l’équipe, d’autant
plus que j’avais le privilège d’aller la chercher chez elle tous les matins.
Elle m’y offrait le café pendant qu’elle se préparait (c’était pour moi le
meilleur du monde), puis nous montions dans ma voiture pour aller sur le
tournage. Combien de fois ai-je traversé les rues de la capitale à ses côtés,
parfois aux heures les plus avancées de la nuit - nous ne pouvions tourner dans
le métro que de minuit à 5 heures du matin - tandis que la star se concentrait
sur son personnage en buvant des litres de jus de raisin.
Subway de Luc Besson (1985)
Isabelle a cette capacité
de pouvoir tout jouer. Des drames psychologiques aux personnages écorchés (L’été
meurtrier, Possession),
en passant par le polar (elle interprète une brochette impressionnante de
tueuses dans Mortelle randonnée), la comédie, (Tout feu, tout flamme), et sans parler des
personnages historiques qui ont définitivement assis sa renommée : Adèle
H, Emily Bronte, Camille Claudel, la reine Margot, Marie Stuart au théâtre…
Elle est pour moi l’une des plus grandes actrices françaises, n’hésitant pas
non plus à s’engager dans tout ce qu’elle fait avec une passion exacerbée. Il
fallait la voir sur le plateau de Subway défendre la cause de chacun, n’hésitant
jamais à s’impliquer personnellement auprès des techniciens afin que leur
travail soit reconnu à leur juste mesure.
La fonction de régisseur
m’a permis aussi de découvrir tous ceux qui travaillent dans l’ombre des
films : loueurs de caméra, de matériel électrique, équipes des ateliers de
costumes, dresseurs d’animaux, cascadeurs, armuriers, personnel des laboratoires.
Par la suite je n’aurais jamais pu réaliser mes premiers courts-métrages sans
la confiance des responsables de ces établissements qui n’ont pas hésité à me
prêter leur matériel. Chaque lieu avait sa magie propre, son odeur. J’étais
comme un gosse dans Cinecittà, repérant parfois les traces d’un film célèbre
dans les anciens studios de Boulogne dont il restait encore quelques vestiges.
Certains lieux abritaient la mémoire de toute une partie du cinéma français,
leurs gardiens étant parfois les témoins émouvants d’époques révolues.
Après Subway, j’ai continué avec
Eliane sur un film de Jacques Demy, Parking, avant de me lancer comme
régisseur général. Dommage, ce n'était pas le
meilleur film de Jacques, mais de travailler avec le réalisateur de Lola et surtout du Joueur
de flûte
et de Lady Oscar, deux
films magnifiques et injustement méconnus, fut un plaisir immense. Ce qui
m’avait frappé, c'était l’humanité du personnage, son amour profond et son respect
des autres. Jacques Demy était une sorte de poète égaré qui chorégraphiait ses
films comme des comédies musicales, des dessins animés empreints de nostalgie,
s’évertuant coûte que coûte à les faire cadrer avec leur temps. Il y avait du
Chaplin en lui, orientant la tête tantôt à gauche tantôt à droite tel un spectateur de tennis, tout en découvrant les acteurs d’aujourd’hui évoluer sur les écrans Cinémascope comme
dans Un roi à New-York. Ce qu’on sait peu est que le cinéaste avait débuté étant
enfant en tournant des films amateur, animant des marionnettes de papier.
Agnès Varda a raconté son histoire dans Jacquot de
Nantes,
vibrant hommage dans lequel se sont retrouvés beaucoup de réalisateurs du monde
entier.
Jacquot de Nantes (1990) de Agnès Varda
Rencontre aussi sur ce
film avec un autre géant du cinéma français, Jean Marais. J’allais le chercher
dans son atelier de sculpture à Montmartre et voyais défiler sous mes yeux à la
fois Orphée de Cocteau et les films de cape et d’épée du comédien. L’homme semblait cependant
atteint par la vieillesse, sans doute vivait-il encore au temps des
studios de Boulogne, à la recherche d’une jeunesse disparue à tout jamais.
Je n’avais pas obtenu
l’aide au court-métrage du Ministère de la Culture avec Coup de pompes et aucune société de
production ne voulait se lancer dans l’aventure. Au cours d’un tournage, j’en ai parlé à des amis
techniciens, qui, séduits par le scénario, ont étudié avec moi la
possibilité de faire le film pour un minimum de moyens. Assurant nous-mêmes les
frais de tournage, il ne resterait qu’à financer la pellicule et le
laboratoire. Bienheureuse époque d’aujourd’hui où, grâce aux caméras numériques
et aux ordinateurs, il est bien plus simple de réaliser un film.
Sur les conseils de mes
amis, j’ai sollicité les producteurs de publicité. Moins frileux que les gens
de cinéma, ils ont davantage été attirés par le concept, appréciant justement
son côté visuel. J’aurais peut-être pu demander un coup de main à Luc Besson,
mais il me semblait qu’il fallait d’abord que je fasse mes preuves.
Je sentais à présent le
film se rapprocher de sa fabrication. Des producteurs étaient enfin intéressés,
leur seule hésitation étant cependant que je n’avais pas encore réalisé de film
professionnel.
Il m’a fallu dessiner un
story-board et programmer malgré tout une date de tournage. Tout s’est préparé
dans mon petit pied-à-terre de la rue Lambert : le casting, les repérages,
les autorisations, la constitution d’une partie de l’équipe, la réservation du
matériel caméra. Des essais en noir et blanc avaient même été tournés chez le
loueur grâce à mon opérateur Vincent Jeannot. Nous n’avions pas d’autre choix
que d’avancer coûte que coûte, et fournir un maximum d’éléments pour convaincre
un producteur. Celui-ci devait recevoir le projet clés en main et être assuré
de pouvoir rentrer dans ses frais.
Coup de pompes (1986)
La semaine précédant le
tournage, l’un d’entre eux était prêt à faire film, mais il s’est désisté le
mercredi soir. Il l’a regretté par la suite, m’offrant alors de réaliser ma
première publicité.
Trois jours avant le premier tour de manivelle, j’ai rencontré par l’intermédiaire d’Eliane André un jeune directeur
de production de publicités, Arnaud Kerneguez, qui voulait absolument faire du cinéma. Il a immédiatement cru en mon projet et m’a présenté à ses directeurs,
Claude Delon et Thierry Dassault. Tout s’est décidé en un quart d’heure. Après
avoir épluché le budget ils m’ont fait confiance, et j’ai pu tourner le premier
plan de Coup de pompes le lundi suivant à huit heures, sous la responsabilité d’Arnaud. Ce
fut notre première collaboration.
La nuit avant le
tournage, l’angoisse ne m’a pas quitté. « Je suis fou, pensais-je. J’ai
réuni une équipe de trente personnes pour filmer des pieds pendant une semaine…
C’est impossible… On ne peut pas faire un film avec des pieds »
Coup de pompes (1986)
Au matin sur le plateau,
le chef machiniste Rémy Mercy, quarante ans de métier, est descendu du haut de
son camion avec sa casquette de vieux loup de mer. Il s’est approché de moi d’un
pas ferme et m’a demandé : « Où est-ce qu’on met la caméra,
monsieur ? … » J’ai tout de suite vu dans le fond de son œil qu’il ne
plaisantait pas, et me suis jeté dans un bain à moins deux degrés, ce matin de
février à la Gare du Nord.
Indications, mise en
place, éclairages, répétitions, tournage…c’était parti. Ce
court-métrage avait été tellement préparé que je me sentais en osmose avec lui.
De plus, il régnait sur le plateau un état de grâce, et le rythme du film
battait en moi à la seconde près.
Coup de pompes (1986)
Coup de pompes a été l’une des premières
réalisations en son direct stéréo, et Alain Villeval, l’ingénieur du son,
enregistrait uniquement dans l’axe de la caméra de façon à respecter la
correspondance des champs visuels et sonores. Dominique Hennequin, qui a
notamment collaboré avec Roman Polanski, a ensuite accepté de faire le mixage.
Les producteurs m’ont
laissé une entière liberté et j’ai respecté le budget prévu.
Des gens
m’ont souvent demandé par la suite comment j’avais dirigé des pieds ! … Et
bien j’ai mis en scène des acteurs entiers et normaux qui ont traduit par les
pieds les émotions de l’histoire.
Lorsque j’ai découvert la
première image du film sur le grand écran d’une salle, j’ai eu du mal à croire
que c’était le mien. Ce halo de lumière me semblait venir d’ailleurs, et
j’avais la curieuse sensation d’être étranger au spectacle.
Et puis soudain, une peur
immense m’a envahi : le public allait découvrir cet O.V.N.I…
La première a eu lieu au
cinéma l’Escurial. Pendant la projection, j’attendais tout seul dans le
hall comme un intrus, hermétique aux échos de la salle. J’avais vu entrer plus
d’une centaine de personnes inconnues pour la plupart, invitées par la
production. Tout était maintenant silence et l’attente devenait insupportable.
Soudain un tonnerre d’applaudissements a retenti. C’était gagné.
Ce petit film venait de
changer ma vie. Depuis les premiers home movies dont le public n’avait jamais
dépassé la grille du jardin, en passant par la projection glacée de l’école de
cinéma qui avait ressemblé à un cours sur la dissection de la grenouille, je
pouvais enfin montrer un film à un public plus large, qui allait même dépasser
les frontières de la France et de l’Europe.
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