samedi 30 juillet 2011

L'ombre de Georges Franju

Georges Franju est un cinéaste fascinant. Je n'en connais aucun autre en France à s'être aussi brillamment illustré dans le fantastique, sans procéder par imitation du cinéma anglo-saxon, et jusqu'à transcender l'aspect théâtral qui nous fait parfois défaut ici quand on pratique le genre. Pourtant l’auteur de Judex s’en défendait, parlant davantage d’un goût pour l’insolite, ce qui finalement le mettait à l’abri de toute référence, ce déterminatif n’étant répertorié nulle part en matière de cinéma. Les yeux sans visage est pour moi aussi effrayant que Psychose lors de sa première vision. Franju s'aventure sur un territoire d'inquiétante étrangeté, faisant de l'obscurité un personnage à part entière qui enveloppe le spectateur d'effroi : on ne sait jamais d'où vont venir les bruits, on pâlit à la moindre tache de lumière. De plus il y a toute une galerie de personnages qui semblent sortir d'un cauchemar, Brasseur en tête, très impressionnant dans son rôle de chirurgien qui dépèce des jeunes filles pour offrir un nouveau visage à sa fille défigurée dans un accident de voiture, et je crois qu'on est proche de ce qu'on dû ressentir les spectateurs mortifiés de 1915 devant les films de Louis Feuillade. « Ce qu'il y a d'admirable dans le fantastique, c'est qu'il n'y a plus de fantastique : il n'y a que le réel » (André Breton)

Les yeux sans visage (1960)

L'incroyable scène finale de la sortie de cave, l’une des plus inspirées que je connaisse, avec Edith Scob au masque diaphane qui s’avance parmi des colombes, est bouleversante de beauté. Il fallait, au sortir de cette histoire, oser tant de poésie, sans doute la seule alternative à l’horreur. On pense immédiatement à Frankenstein, mais aussi à Tim Burton, qui reconsidère les genres selon son propre principe, baigné dans son univers d’enfant. Franju ne voit pas le monde de façon rationnelle. Il éprouve toujours le besoin de le transformer, de le rendre fantasmagorique dans sa cruauté ordinaire. C'était déjà le cas dans ses courts-métrages, non seulement Le sang des bêtes, où sa vision des tueries de l’abattoir devenait un impitoyable pamphlet contre la société de consommation, mais aussi dans Hôtel des Invalides, un film sur les morts, semblant sortir d'outre-tombe. Tout est inquiétant dans cette visite du musée de l’armée et de ses souvenirs guerriers, on a même l'impression qu'elle a été filmée il y a plusieurs siècles. De par son aspect mortuaire et sa dénonciation de l'horreur, on se demande comment ce documentaire de commande a pu faire partie des registres en vigueur en 1952.

J'ai redécouvert en streaming Thomas l'imposteur, une oeuvre on ne peut plus étrange elle aussi, et d'une grande beauté. Même la direction d'acteurs échappe à toutes règles, les acteurs parlant avec une intonation proche de celle d'un commentaire en voix off. Sur un rythme lancinant, les personnages, des êtres déchirés et abandonnés de tous au moment de la désertion de Paris face à la crainte de l'invasion des troupes allemandes en septembre 1914, évoluent comme des silhouettes fantomatiques dans des lieux désolés, ce qui renforce encore le sentiment d'absurdité de la guerre. Il y a de grands moments, bouleversants, et l'aspect visuel est très fort, comme toujours chez Franju. Ce film fait partie des grands oubliés du cinéma français, tout comme Thérèse Desqueyroux que l’on aimerait bien revoir dans une édition prochaine. Quant à son oeuvre télévisuelle elle mériterait d'être réhabilitée, notamment Les rideaux blancs et La ligne d'ombre, qui font partie intégrante de l'oeuvre du réalisateur, l’un des plus importants qu'on ait eu en France.

Judex (1963)

Longtemps encore après sa disparition, Georges Franju semble se profiler autour de notre cinéma telle une ombre sortie de l’un de ses films, entre réalité et imaginaire, vérité et simulacre, au pays du grand Méliés auquel il consacra un court-métrage. La plupart de ses films semblent introuvables en dehors de La tête contre les murs, Les yeux sans visage, Judex et Les nuits rouges,  et il serait temps aussi de se pencher sur une restauration sérieuse de l’intégralité de son œuvre visible afin de rendre justice à ce qui fait le fondement même de son cinéma : la qualité de la lumière.

Nuits rouges, le dernier film de Franju, est un film qui a une drôle d'histoire. Il réalisait pour la TV L'homme sans visage (8 X 52 mn) et tourna en parallèle avec les mêmes acteurs ce film curieux, parodique en fait, qui est une sorte de nostalgie du cinéma de Feuillade, mais qui paraît plus proche du Théâtre du Grand Guignol. La couleur apparaît comme autant de coulures venant suinter des clairs-obscurs, déformant les atmosphères, et tout à coup l'ouvrage paraît dépouillé de son âme. La séquence sur les toits en hommage à Musidora, tournée dans la Hongrie des années 70 pour des raisons budgétaires, prend une dimension tellement décalée avec l’univers du réalisateur de Judex, que cela en devient émouvant. Curieusement beaucoup de bobines ont été volées sur le tournage à Belgrade, comme si les fantômes d’Arthur Bernède, le scénariste de Feuillade et auteur de Bélphégor, étaient venus s’emparer du Kodachrome en signe de rébellion. Remplacées dans le montage final par des séquences en 16 mm tirées de la série TV, et gonflées en 35, elles semblent comme des chaises cassées de Dubout rafistolées avec du fil de fer. Tout cela contribue à donner un objet insolite qui fait penser par certains côtés à Un flic, le dernier Melville, avec ses maquettes de train à l'ancienne et ses transparences, au milieu d’un paysage cinématographique qui voyait l'arrivée de Corneau, Miller et de Palma... Alors que tout un monde disparaissait, ces cinéastes exprimaient leur nostalgie au cours d’un dernier souffle. Il faut voir Nuits rouges comme le film d'un poète qui joue avec ses marionnettes sur le chantier en construction d’un complexe multisalles, parmi les décombres du Gaumont Palace et de l'Alhambra...

Nuits rouges (1973)


La tête contre les murs, 1959 – DVD Pathé vidéo, mars 2009

Les yeux sans visage, 1960 – DVD et Blu-Ray Gaumont, 2010
Judex, 1963 et Nuits rouges, 1973 – Coffret DVD Les Cahiers du cinéma, 2007

2 commentaires:

  1. J'ai écris aussi un article sur Les yeux sans visage. Pas aussi inspiré, mais je ne suis qu'un amateur ! Merci d'évoquer les courts méatrges de Franju. Je l'ai vu en streaming. Malheureusement, à ma connaissance ils sont seulement disponibles chez Créitérion (au moins un ou deux). J'ai vu aussi Le grand Méliès, grâce au coffret consacré à ce dernier par Lobster. Je ne connais par contre pas Nuits rouges... J'ai hâte de voir le prochain Almodovar, car certaines photos font penser un peu aux Yeux sans visage :)

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  2. En matière de cinéma, ce qui importe c'est la passion. Dans son court-métrage en 16 mm "Santo Sospir", Cocteau revendique le plaisir d'être un amateur... J'ignorais que le court-métrage "Le Grand Méliés" se trouvait dans ce coffret Méliès. Merci pour cette information. Quant à Almodovar, chaque nouveau film de lui est un moment incontournable.

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