Georges Franju est un cinéaste fascinant. Je n'en
connais aucun autre en France à s'être aussi brillamment illustré dans le
fantastique, sans procéder par imitation du cinéma anglo-saxon, et jusqu'à
transcender l'aspect théâtral qui nous fait parfois défaut ici quand on
pratique le genre. Pourtant l’auteur de Judex s’en défendait,
parlant davantage d’un goût pour l’insolite, ce qui finalement le mettait à
l’abri de toute référence, ce déterminatif n’étant répertorié nulle part en matière de cinéma. Les
yeux sans visage est pour moi aussi effrayant que Psychose lors de sa première
vision. Franju s'aventure sur un territoire d'inquiétante étrangeté, faisant de
l'obscurité un personnage à part entière qui enveloppe le spectateur d'effroi :
on ne sait jamais d'où vont venir les bruits, on pâlit à la moindre tache de
lumière. De plus il y a toute une galerie de personnages qui semblent sortir
d'un cauchemar, Brasseur en tête, très impressionnant dans son rôle de
chirurgien qui dépèce des jeunes filles pour offrir un nouveau visage à sa
fille défigurée dans un accident de voiture, et je crois qu'on est proche de ce
qu'on dû ressentir les spectateurs mortifiés de 1915 devant les films de Louis
Feuillade. « Ce qu'il y a d'admirable dans le fantastique, c'est qu'il n'y
a plus de fantastique : il n'y a que le réel » (André Breton)
Les yeux sans visage (1960)
L'incroyable scène finale de la sortie de cave,
l’une des plus inspirées que je connaisse, avec Edith Scob au masque diaphane
qui s’avance parmi des colombes, est bouleversante de beauté. Il fallait, au
sortir de cette histoire, oser tant de poésie, sans doute la seule alternative
à l’horreur. On pense immédiatement à Frankenstein, mais aussi à Tim Burton,
qui reconsidère les genres selon son propre principe, baigné dans son univers
d’enfant. Franju ne voit pas le monde de façon rationnelle. Il éprouve toujours
le besoin de le transformer, de le rendre fantasmagorique dans sa cruauté
ordinaire. C'était déjà le cas dans ses courts-métrages, non seulement Le
sang des bêtes,
où sa vision des tueries de l’abattoir devenait un impitoyable pamphlet contre
la société de consommation, mais aussi dans Hôtel des Invalides, un film sur les morts,
semblant sortir d'outre-tombe. Tout est inquiétant dans cette visite du musée
de l’armée et de ses souvenirs guerriers, on a même l'impression qu'elle a été
filmée il y a plusieurs siècles. De par son aspect mortuaire et sa dénonciation
de l'horreur, on se demande comment ce documentaire de commande a pu faire
partie des registres en vigueur en 1952.
J'ai redécouvert en streaming Thomas
l'imposteur,
une oeuvre on ne peut plus étrange elle aussi, et d'une grande beauté. Même la
direction d'acteurs échappe à toutes règles, les acteurs parlant avec une
intonation proche de celle d'un commentaire en voix off. Sur un rythme
lancinant, les personnages, des êtres déchirés et abandonnés de tous au moment
de la désertion de Paris face à la crainte de l'invasion des troupes allemandes
en septembre 1914, évoluent comme des silhouettes fantomatiques dans des lieux
désolés, ce qui renforce encore le sentiment d'absurdité de la guerre. Il y a
de grands moments, bouleversants, et l'aspect visuel est très fort, comme
toujours chez Franju. Ce film fait partie des grands oubliés du cinéma
français, tout comme Thérèse Desqueyroux que l’on aimerait bien
revoir dans une édition prochaine. Quant à son oeuvre télévisuelle elle
mériterait d'être réhabilitée, notamment Les rideaux blancs et La ligne
d'ombre,
qui font partie intégrante de l'oeuvre du réalisateur, l’un des plus importants
qu'on ait eu en France.
Judex (1963)
Longtemps encore après sa disparition, Georges
Franju semble se profiler autour de notre cinéma telle une ombre sortie de l’un
de ses films, entre réalité et imaginaire, vérité et simulacre, au pays du
grand Méliés auquel il consacra un court-métrage. La plupart de ses films
semblent introuvables en dehors de La tête contre les murs, Les yeux
sans visage, Judex et Les nuits rouges, et il serait temps
aussi de se pencher sur une restauration sérieuse de l’intégralité de son œuvre
visible afin de rendre justice à ce qui fait le fondement même de son
cinéma : la qualité de la lumière.
Nuits rouges, le dernier film de Franju, est un film
qui a une drôle d'histoire. Il réalisait pour la TV L'homme sans
visage (8
X 52 mn) et tourna en parallèle avec les mêmes acteurs ce film curieux,
parodique en fait, qui est une sorte de nostalgie du cinéma de Feuillade, mais
qui paraît plus proche du Théâtre du Grand Guignol. La couleur apparaît comme
autant de coulures venant suinter des clairs-obscurs, déformant les
atmosphères, et tout à coup l'ouvrage paraît dépouillé de son âme. La séquence
sur les toits en hommage à Musidora, tournée dans la Hongrie des années 70 pour
des raisons budgétaires, prend une dimension tellement décalée avec l’univers
du réalisateur de Judex, que cela en devient émouvant. Curieusement
beaucoup de bobines ont été volées sur le tournage à Belgrade, comme si les
fantômes d’Arthur Bernède, le scénariste de Feuillade et auteur de Bélphégor, étaient venus s’emparer
du Kodachrome en signe de rébellion. Remplacées dans le montage final par des
séquences en 16 mm tirées de la série TV, et gonflées en 35, elles semblent
comme des chaises cassées de Dubout rafistolées avec du fil de fer. Tout cela
contribue à donner un objet insolite qui fait penser par certains côtés à Un
flic, le
dernier Melville, avec ses maquettes de train à l'ancienne et ses
transparences, au milieu d’un paysage cinématographique qui voyait l'arrivée de
Corneau, Miller et de Palma... Alors que tout un monde disparaissait, ces
cinéastes exprimaient leur nostalgie au cours d’un dernier souffle. Il faut
voir Nuits rouges comme le film d'un poète qui joue avec ses
marionnettes sur le chantier en construction d’un complexe multisalles, parmi
les décombres du Gaumont Palace et de l'Alhambra...
Nuits rouges (1973)
La tête contre les murs, 1959 – DVD Pathé
vidéo, mars 2009
Les yeux sans visage, 1960 – DVD et
Blu-Ray Gaumont, 2010
Judex, 1963 et Nuits rouges, 1973 – Coffret DVD
Les Cahiers du cinéma, 2007
J'ai écris aussi un article sur Les yeux sans visage. Pas aussi inspiré, mais je ne suis qu'un amateur ! Merci d'évoquer les courts méatrges de Franju. Je l'ai vu en streaming. Malheureusement, à ma connaissance ils sont seulement disponibles chez Créitérion (au moins un ou deux). J'ai vu aussi Le grand Méliès, grâce au coffret consacré à ce dernier par Lobster. Je ne connais par contre pas Nuits rouges... J'ai hâte de voir le prochain Almodovar, car certaines photos font penser un peu aux Yeux sans visage :)
RépondreSupprimerEn matière de cinéma, ce qui importe c'est la passion. Dans son court-métrage en 16 mm "Santo Sospir", Cocteau revendique le plaisir d'être un amateur... J'ignorais que le court-métrage "Le Grand Méliés" se trouvait dans ce coffret Méliès. Merci pour cette information. Quant à Almodovar, chaque nouveau film de lui est un moment incontournable.
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