Nous avions déménagé à Agen. Au cinéma Le Florida quelque chose avait changé, les films de cape et d’épée et les westerns spaghetti étaient passés de mode. D’étranges affiches avaient fait leur apparition sur tout le long de la façade avec ce slogan : « L’histoire d’un jeune homme qui s’intéresse particulièrement à l’ultra-violence et Beethoven ». Malcolm McDowell, un long couteau à la main, fixait le spectateur avec un sourire cynique. Orange mécanique annonçait une ère nouvelle où les films allaient sortir de leurs gonds, déborder de créativité sur tous les plans. La musique classique commençait à se mixer avec la pop, la manière de filmer impliquait davantage le spectateur et le jeu des acteurs n’hésitait plus à franchir les barrières de tous les tabous.
J’entrais dans une nouvelle école, la caméra dans mon cartable.
Le seul métier qui m’ait jamais intéressé, c’est réalisateur de films. Je me souviens vaguement que, vers l’âge de cinq ou six ans, l’idée m’avait effleuré de devenir officier de marine, mais très vite le cinéma l’a emporté. J’ai passé quasiment toute mon enfance avec cette passion naissante, les professeurs le savaient, et je n’ai jamais rencontré aucune résistance. Mais lorsqu’en troisième le conseil d’orientation m’a expliqué qu’il n’existait pas de case cinéma dans les grilles en vigueur, on m’a demandé gentiment d’être raisonnable et de choisir une autre voie… ou bien de passer un CAP de projectionniste. Comme je n’ai jamais voulu remplir les formulaires, l’école a considéré jusqu’en Terminale que j’étais devenu un élève inclassable.
Dès la rentrée scolaire j’ai planché sur un nouveau film, une petite chronique de vingt minutes en quatre parties alliant comédie et drame, accompagnée de différents morceaux de musique. Faute de son synchrone, l’histoire était essentiellement basée sur les expressions et le mouvement des personnages. J’allais expérimenter un nouveau genre, les premières relations entre garçons et filles, les sentiments, et un certain mal de vivre aussi. C’étaient surtout les filles les héroïnes du film, j’adorais les filmer et les mettre en valeur.
Le casting s’est effectué pendant les cours. Je regardais les visages des unes et des autres, leurs façons de se mouvoir, leurs gestuelles. Une fois les acteurs sélectionnés et une équipe constituée à l’intérieur de l’école, nous avons tourné tous les samedis. Chacun s’est totalement impliqué dans le projet et je n’ai eu pour une fois aucun problème technique ; la pellicule était correctement exposée et les mouvements de caméra fluides. À la vision des premières images, j’ai su que je pourrais montrer ce film.
Un copain avait dessiné une affiche très stylisée avec un coup de poing sortant de l’eau qui faisait éclater toutes les lettres du titre : Dispersion. C’était un film de 20 minutes pour le moins curieux : des couples se faisaient et se défaisaient dans des scènes entrecoupées de plans sur des statues ou sur des objets hétéroclites, et dont la symbolique aurait pu faire l’objet d’une bonne étude pour un psy… Le tout étant monté sur des morceaux de David Bowie. Pour la première du film, la moitié de l’école s’est déplacée dans le grenier de la maison, transformé en salle de projection, et il a fallu faire plusieurs séances pour recevoir tout le monde.
Paralysé par le trac, j’observais la réaction des spectateurs. Lorsqu’ils riaient d’un gag, c’était une vraie victoire.
Si la bande musicale se désynchronisait, j’accélérais ou ralentissais discrètement le projecteur pour me recaler. Il faudrait que j’attende encore quelque temps pour pouvoir bénéficier d’un projecteur sonore, et commander au laboratoire une piste magnétique couchée sur la pellicule super 8.
À la sortie de la projection, j’ai recueilli les impressions du public pour procéder à des améliorations sur le montage. On peut dire que c’est mon premier vrai film, dans le sens où il est complètement achevé, avec même un générique.
Le spectacle ayant eu du succès, je réaliserai par la suite de fausses bandes-annonces pour accompagner les films, et les séances se présenteraient sous forme d’un programme complet avec dessins animés en première partie.
Il était possible de trouver toute une cinémathèque en Super 8 grâce au catalogue « Film Office ». Je louais, échangeais ou achetais des séries de films de Mickey ou de la Panthère Rose, ainsi que des extraits de longs métrages dans tous les genres possibles imaginables. C’était l’ancêtre du vidéo club. Les derniers temps j’avais récupéré Psychose et King Kong, en intégrale avec le son, troqué contre des Laurel et Hardy et toute une série de Popeye et de Donald.
J’avais régulièrement des projets de films. Ceux-ci naissaient toujours à partir de l’écoute d’un album de musique, mais j’étais bien incapable à quinze ans d’écrire le moindre véritable scénario pour un film long, d’autant plus que le problème du son demeurait toujours omni présent. Pourtant ce n’est pas faute d’avoir essayé. Je me suis même alloué les services d’un ami devenu plus tard écrivain, Jean-Luc Barré, qui m’a concocté un superbe script, Water music, d’après une idée originale : c’était l’histoire d’une jeune fille qui tombait amoureuse du compositeur Haendel ; grâce à des substances chimiques, elle faisait un bond dans le temps 300 ans en arrière pour partager sa passion avec le musicien.
J’étais vraiment bien parti pour le tourner, mais le coût élevé du projet m’obligea à renoncer.
En attendant de trouver un projet plus accessible, je ne pouvais tourner que des films de quelques bobines, et au récit le plus simple possible. Ce n’était parfois que de petits documentaires ou de simples essais, juste pour le plaisir de filmer.
En manque d’inspiration je continuais de me nourrir de films, absorbant tout ce qui se présentait, du cinéma muet au premiers films de Steven Spielberg qui sortaient sur les écrans, en passant par des films indiens, africains ou japonais. Toute mon éducation cinématographique provient de cette période, grâce notamment au ciné-club de Claude-Jean Philippe, qui présentait à la télévision des films impossibles à voir en province. C’était bien avant la création des cinémas classés « Art et d’Essai ».
J’avais surtout une prédilection pour les œuvres sortant des sentiers battus, notamment Phase IV de Saul Bass, où la Terre subissait l’invasion des fourmis, Soleil vert de Richard Fleischer, film apocalyptique sur un monde futuriste vidé de ses ressources naturelles ou Black moon de Louis Malle, dans lequel la guerre entre les hommes et les femmes faisait rage. Le cinéma avait désormais donné un sens à ma vie, et cette passion allait me permettre de rebondir sur les aléas du quotidien, dans tous les domaines. L’écriture est également devenue très vite un second moyen d’expression, mais très souvent ce que j’écrivais était difficile d’accès, très empreint de poésie et de surréalisme, comme des morceaux de films inachevés.
Ma forme cinématographique n’était pas des plus cohérentes, tout n’était qu’une tentative pour raconter des histoires. Le cinéma est un langage qui s’apprend, surtout si l’on veut pouvoir soutenir l’attention du spectateur sur une longue durée. La forme la plus sophistiquée d’un film ne viendra jamais à bout de ses faiblesses de narration. Je l’apprenais à mes dépens dans le format Super 8, et ce malgré toutes les nouvelles techniques de prises de vues que j’expérimentais : travellings sur les capots de voitures, mouvements de grue sur des engins de travaux publics ou cadrages cinémascope en fixant deux bandes noires sur le pare-soleil de la caméra.
J’ai tenté aussi de faire un film de vampires, une commande sur le scénario de quelqu’un d’autre, l’un des rares courts métrages de cette période qui tient à peu près debout. Devant être projeté dans une école, il y avait obligation de convaincre le public, celui de lycéens, et qui est sans doute le public plus exigeant du monde. Cela s’est à peu près bien passé, n’ayant rien à défendre de trop personnel dans ce film.
Mais la forme qui me semblait la plus simple pour pouvoir rapidement faire un film, c’était le documentaire. Ce genre me permettait d’« écrire le scénario » au montage, grâce aux images rapportées. Les sujets étaient divers : La patinoire d’Arcachon filmée pendant les vacances, le port Canto de Cannes, l’île de Porquerolles (Je retrouvais les lieux exacts où Jean-Luc Godard avait tourné Pierrot le fou), l’île de Batz en Bretagne, ou bien des fragments de vie interprétés par mon entourage proche. Tout le monde était systématiquement mis à contribution y compris ma grand-mère Alice Boucher, excellente comédienne, à qui j’ai dû faire refaire vingt fois une scène à cause d’un travelling en voiture très compliqué à réaliser.
J’ai passé des milliers d’heures à faire du montage avec ces films, sélectionnant minutieusement les morceaux de musique et les sons que j’enregistrais sur un magnéto à cassettes. Une grande partie de mon expérience de réalisateur débutant provient de ces recherches.
Les derniers temps où je pratiquais le Super 8, je m’étais fait prêter une table de montage et un appareil de mixage. Lorsque les films étaient montés, soigneusement collés et nettoyés, je faisais tirer une copie avec deux pistes stéréo.
Le seul élément que je n’ai jamais pu contrôler était le traitement effectué sur la pellicule. À mon grand désarroi, les couleurs variaient d’une boîte à l’autre selon les dates de fabrication, et le laboratoire renvoyait des bobines très différentes selon l’état des bains. De plus, pour faciliter les opérations de tirage, le labo montait ensemble les négatifs des différents clients, et il n’était pas rare de trouver à la fin d’une boîte qui revenait, des images de mariage ou de premiers pas d’un bébé provenant des bobines de quelqu’un d’autre. J’imaginais à mon tour la tête d’une famille voyant à la fin de son film de baptême, des images de mon vampire plantant ses crocs dans le cou d’une jeune fille.
La définition de l’image Super 8 ne supportant pas le grand écran, je prenais déjà conscience de ses limites et m’intéressais à un format plus professionnel, le 16 mm.
Lorsque les équipes de « Connaissance du Monde » venaient en tournée dans le Sud Ouest avec des films de voyages dans ce format, j’assistais aux séances avec émerveillement. Les réalisateurs venant présenter eux-mêmes leurs films, il m’était possible de les approcher et de découvrir aussi leur matériel. Vers seize ans, pour la première fois, il me sembla possible de réaliser des films pour les salles de cinéma.
Dans certaines boutiques photo ciné, on trouvait de petites caméras 16 mm d’occasion. Mais la pellicule et le développement hors de prix me condamnaient pendant un certain temps encore au format Super 8.
L’unique moyen de manipuler de la pellicule 16 mm était de me faire engager au ciné-club du centre culturel. Après avoir tanné le directeur pendant des mois, il a fini par me nommer responsable de l’animation. Je m’occupais moi-même du transport des copies et les montais ensuite sur une même bobine dans la cabine de projection, ayant l’impression d’entrer dans la profession du cinéma.
J’approchais de la Terminale et ma famille songeait maintenant à m’inscrire dans une école de cinéma. Je n’étais pas très partant pour y faire des études, désireux de trouver de l’argent pour faire des films, mais surtout de travailler comme assistant réalisateur sur les plateaux pour apprendre le métier. Cependant ma mère n’en démordait pas, il était hors de question qu’elle me laisse partir à l’aventure pour Paris.
Après avoir étudié un temps la possibilité de passer le concours de la F.E.M.IS, école d’État héritière de l’H.I.D.E.C, nous avons finalement opté pour le C.L.C.F (Conservatoire Libre du Cinéma Français), l'école de cinéma la plus ancienne d’Europe.
Rêve d’enfant dans une salle obscure, récit. © Bruno François-Boucher, 2011.
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