mercredi 24 août 2011

Rêve d'enfant dans une salle obscure - Episode 4

Paris, la ville des cinémas… À mon arrivée, partout sur les quais du métro trônaient par 4m sur 3 les affiches de 1941, et pas une colonne Morris, un panneau publicitaire ou un flanc de bus ne vantait un film, quel qu’en soit le genre : comédie, policier, fantastique, horreur, science-fiction, western… De plus, tous les pays du monde étaient représentés, du cinéma chinois aux cinémas d’Afrique, en passant par des films indiens et philippins.
Sur les grands boulevards pleuvaient des films d’action, et Jean-Paul Belmondo, armé jusqu’aux dents, bien avant Arnold Schwartzenegger, Sylvester Stallone et Bruce Willis, liquidait tout sur son passage. Rue du Faubourg Montmartre, au Club, on pouvait voir deux films pour le prix d’un, et au Louxor, à Barbès, des affiches dessinées annonçaient en lettres d’or des comédies musicales arabes. La diversité régnait en maître. J’allais enfin admirer pour la première fois sur grand écran des films en version originale et dans des conditions optimales, sur écran géant, au Grand Rex ou au Kinopanorama.


Beaucoup de salles ont aujourd’hui disparu, et je garde le souvenir ému de certaines projections, comme celle des Chaussons rouges de Michael Powell au cinéma Le Vendôme. Les vieux fauteuils rouges, les balcons dorés, l’odeur dans la salle, la présence de l’ouvreuse en uniforme, avec son incontournable lampe de poche, tout semblait être resté intact depuis la sortie du film en 1948. On pouvait même encore y choisir une place à l’orchestre ou à la mezzanine.

Mais surtout, ce qui m’impressionnait, c’étaient les nombreuses reprises de Grands Classiques que je n’avais encore jamais vus : au quartier Latin, au Champo, était annoncé Laura, avec Gene Tierney, et à St Germain, au Cosmos (salle spécialisée du cinéma russe) l’intégrale Tarkovsky. J’étais tel un gosse dans une pâtisserie géante où s’offraient toutes les merveilles du septième art, il n’y avait plus qu’à les cueillir pour les déguster sur grand écran.


Bientôt j’allais élire domicile à la Cinémathèque, grâce aux réductions de ma carte d’étudiant, pour y voir systématiquement tout Hitchcock, tout John Huston et tout François Truffaut. Le rêve, comme si j’avais le privilège de me transporter 20, 30 ou 60 ans en arrière, tel un spectateur découvrant ces films pour la première fois.
Dans les salles, j’y rencontrais parfois même des réalisateurs et des acteurs : Eric Rohmer à l’Épée de Bois, venu montrer Le genou de Claire à Pascale Ogier, l’actrice de son prochain film, Catherine Deneuve à l’Odéon, assise discrètement devant moi pour y voir Manhattan de Woody Allen. Il ne s’agissait plus véritablement de rêve, mais d’accès à la réalité, commençant à me rapprocher de ceux qui faisaient les films.


D’une maison au milieu des arbres, j’ai atterri dans une chambre de bonne rue de Vaugirard entre un lavabo et une fenêtre, mais quelle importance… Cela tenait déjà du miracle d’être déjà parvenu jusque-là. Je n’avais qu’une hâte, celle de débuter la première année à l’école de cinéma pour y rencontrer de futurs cinéastes venus de toutes les régions du monde, ainsi que des acteurs, des scénaristes, des réalisateurs, et des techniciens professionnels qui allaient nous enseigner notre futur métier.
Le Principal nous a cependant très vite mis au parfum : « Il n’en restera qu’un pour cent d’entre vous dans le métier. » Le froid qui en suivit me laissa totalement indifférent, c’était peut-être dur à entendre, mais je voulais faire partie envers et contre tout de ce un pour cent.

Cependant cette première année fut affreusement longue, impatient que j’étais de tourner des films, de me retrouver sur un plateau. J’observais, agacé, l’un des profs tracer au tableau la formule du calcul de la profondeur de champ. « Le rapport n, disait-il, est égal à la distance focale multipliée par les limites du champ OC moins OB, divisé par le diamètre du cercle de diffusion… » Je ne pus alors m’empêcher d’écrire un nouveau scénario pendant le cours, comme je l’avais fait depuis le CM2.

A serious man (2009) de Joël et Ethan Coen

Pour la première fois je baignais dans un contexte de cinéma du matin au soir, et parfois même jusqu’aux premières lueurs de l’aube. Je pouvais partager librement cette passion avec des amis qui s’étaient enthousiasmés pour les mêmes films que j’avais vus au cours de mon enfance. Nous nous reconnaissions les uns dans les autres, comme réunis par des fils invisibles.
Par contre il m’avait paru curieux qu’à l’école de cinéma, les films de divertissement soient totalement bannis. Ni Sergio Leone, ni Steven Spielberg ne trouvaient grâce aux yeux de la plupart, et les réalisateurs français Jacques Deray et Henri Verneuil subissaient systématiquement des lapidations, de Week-end à Zuydcoote au Clan des Siciliens en passant par La piscine. Le dialoguiste Michel Audiard était regardé de haut (il semblait honteux d’aimer Le cave se rebiffe), et de La grande vadrouille de Gérard Oury et des Aventuriers de Robert Enrico, il ne restait plus qu’un amas de cendres. Le cinéma de mon enfance était rasé, tel le Gallia Palace à Agen par les bulldozers.

Johanna Shimkus dans
 Les aventuriers (1966) de Robert Enrico

Tout le monde ne jurait que par un cinéma hermétique au plus haut point - je suis pourtant le premier à défendre des œuvres difficiles - mais seul Jean-Luc Godard semblait être le maître à penser de tout un système. Vivre sa vie, Le mépris et Pierrot le Fou sont des films qui m’ont marqué de par leur liberté de ton, leur audace, leur poésie inspirée, ils ont brisé les barrières des conventions cinématographiques, mais ce parti pris me semblait très réducteur au vu des autres formes de cinéma qui remplissaient le public dans les salles, et qui permettaient justement à Godard de tourner ses films.
Je me souviens d’une projection à la Cinémathèque du Gai savoir, qui, malgré quelques beautés éparses, est loin d’être la meilleure œuvre de son auteur. La file d’attente était composée d’adeptes au regard glacé dont la plupart tenait en évidence sur leur poitrine un exemplaire des Cahiers du Cinéma, revue que par ailleurs je lisais pour ses entretiens avec les réalisateurs, mais dont les textes analytiques étaient dignes d’un cours de 4ème année de linguistique. Toute rumeur était interdite dans la salle avant le début de la séance, et le moindre consommateur de friandises était fusillé du regard. Quand la projection commença, un dernier bruissement fut étouffé par un spectateur qui se leva pour hurler un « Silence ! » définitif.

Le gai savoir (1968) de Jean-Luc Godard

Le film était composé d’images disparates, de sons décalés, de musiques coupées brutalement ; on voyait aussi des projecteurs derrière les acteurs, des scènes sans cesse refaites et des intertitres avec des slogans politiques. Soudain l’écran est devenu tout noir. Plus un son, rien. Je me suis retourné pour voir s’il n’y avait pas un problème de projection, mais non, le film continuait. Mon voisin bouleversé a murmuré : « Génial… Godard est génial… » Je crois que le réalisateur s’était moqué de certains intellectuels qui le portaient aux nues.

Dans les milieux du cinéma qui n’a vécu au cœur de cette querelle entre le monde de la culture et celui de la distraction pure, se devant de choisir un camp obligatoire. Il semblerait impossible pour certains d’éprouver autant de plaisir à voir Nikita que La reine Margot.

Nikita (1990) de Luc Besson 
et La reine Margot (1994) de Patrice Chéreau

Continuer d'utiliser ma caméra super 8 était une sorte de survie. Avec un ami on passait notre temps à écrire de petites histoires et à les filmer en dehors des cours. Nous faisions des prises de vues avec des mini projecteurs, réalisions des truquages pendant des nuits entières. On tournait aussi des courts-métrages d’animation en pâte à modeler et nous grattions des morceaux de pellicule pour créer des motifs animés.
De temps à autre on projetait nos films chez des amis, traversant tout Paris avec un projecteur et un sac rempli de bobines.
Le super 8 n’était pas du tout considéré par les professionnels et beaucoup le méprisaient. Il était honteux d’utiliser ce format réservé aux images de la vie familiale.
C’est à ce moment là que j’ai tourné l’un de mes derniers films en Super 8, Arlequin et Colombine, qui a finalement obtenu un prix de la mise en scène dans un festival de courts-métrages. Encore une histoire bizarroïde, dans laquelle une jeune fille peignait des aquarelles tandis qu’un jeune homme passait son temps à filmer. Les deux n’arrivaient jamais à se rencontrer.
Je ne savais vraiment pas du tout ce que je voulais dire à cette époque… Je tâtonnais, recherchais quelque chose, un langage, influencé par plusieurs courants à la fois, et surtout dans une quête personnelle qui m’empêchait de voir tout à fait clair en matière de cinéma.


Il me tardait d’arriver en deuxième année pour tourner mon premier court-métrage en 16 mm. En attendant je suivais les cours d’Henri Théron, qui nous parlait de films auxquels il avait participé comme opérateur : d’une séquence mise en scène par Gainsbourg sur Je t’aime, moi non plus à des courses de voitures filmées par John Frankenheimer dans Grand Prix, je commençais à percevoir les faits réels d’un plateau au-delà des livres que j’avais lus. Les évènements vécus par la personne en face de moi étaient traduits avec une telle émotion que je franchissais un pas de plus à l’intérieur de l’écran.

Je n’avais encore jamais assisté à un tournage. Une nuit à St Germain-des-Prés, dans une rue déserte, des projecteurs éclairaient une voiture à l’arrêt et autour, une équipe discrète réglait un travelling. A l’intérieur du véhicule, Romy Schneider et Yves Montand étaient concentrés sur une scène. Costa Gavras tournait Clair de femme.
La lumière des projecteurs magnifiait le visage des comédiens comme sur l’écran, tout en appartenant en même temps au monde de la réalité : l’actrice sortait de la voiture pour parler avec le réalisateur, se déplaçait parmi l’équipe, et ce fut un pur moment de magie, demeuré gravé à jamais dans ma mémoire. Cette nuit-là les acteurs semblaient se propulser hors de l’écran comme dans La rose pourpre du Caire.

Romy Schneider dans 
Clair de femme (1979) de Costa Gavras

Toute cette saison-là, ne pouvant encore accéder aux plateaux du studio de l'école réservé au étudiants de 2eme année, j'appris ce qu'était la patience, l'un des fondements même du métier de réalisateur.
Les vacances d'été, elles aussi furent interminables. Je les passais tant bien que mal dans ma famille, et tombais un jour sur une interview de Woody Allen, confiant son ennui au bout de deux jours après avoir fini un film. Décidément, je ne voulais pas faire autre chose que ce métier.
Enfin ce fut la rentrée en deuxième année au C.L.C.F. L’objectif : fabriquer une vingtaine de courts-métrages en 16 mm de trois minutes chacun, les élèves devant occuper un poste différent sur chaque film.
L’exercice se limitait à une journée de tournage avec un chef opérateur et un ingénieur du son professionnels. Il fallait opter pour un type de moyens parmi une dizaine : tournage en extérieurs ou en studio, pellicule couleur ou noir et blanc, caméra à l’épaule ou avec du matériel de travelling.
Une fois la plupart des options choisies, je me suis retrouvé avec ce qui restait : un décor de chambre en studio avec une boîte de film noir et blanc. Je ne pouvais pas vraiment tourner un western. Pas très inspiré par des mémoires d’étudiant entre quatre murs, j’ai bricolé un décor de chambre d’hôtel miteux pour une histoire entre un mafieux et une call-girl.


Cette première réalisation en studio avec une équipe fut un enfer intégral. Pour pouvoir terminer le film en six heures, j’ai enchaîné plan sur plan sans m’arrêter, jusqu’à en perdre haleine, la gorge sèche et le cerveau explosé. Heureusement, j’avais senti que le seul moyen de motiver le directeur de la photo était de lui offrir un pack de bières en début de journée. Il a tellement apprécié qu’il m’a éclairé vingt plans dans l’après-midi.
Au soir le film était en boîte mais j’étais anéanti, tel qu’au sortir d’un chantier où j’aurais creusé pelletée sur pelletée. Il n'y avait plus rien à faire qu'attendre le retour de la pellicule du laboratoire.
J’ai vu le résultat pour la première fois sur une vraie table de montage avec du vrai son et vraiment synchronisé. J’étais stupéfait de voir le chef monteur manipuler des dizaines de mètres de pellicule et raccorder les plans du premier coup de manière impeccable. En deux temps trois mouvements, il a eu fini de monter l’ouvrage.



Je suis resté néanmoins perplexe devant cet essai tout droit sorti du stress et de l’inexpérience, m’identifiant un peu à une sorte d’Ed Wood, ce cinéaste qui réalisait des combats intersidéraux avec des assiettes suspendues devant un drap noir. Le film était fait, certes, mais heureusement il ne sortirait jamais de l’école.

Le jour de la projection arriva où tous les exercices de la saison furent montrés à l’ensemble des profs et des élèves. Le mien passa entre une histoire de chômeur qui se suicide et celle d’un malade qui fait une crise de démence dans un hôpital psychiatrique.
L’étonnement est apparu devant l’aspect purement divertissant de mon essai. Pas d’allusions politiques ni de message, seulement la tentative de raconter une histoire avec des axes de caméra tous azimuts, du plafond du studio jusqu’au ras du sol. Le film, une comédie, tentait seulement de distraire et de décrocher quelques rires. Mais nous n’étions pas samedi soir, et un froid polaire gagna rapidement la salle. Après un long silence on m’expliqua que le film réunissait tout ce qu’il ne fallait pas faire, et on passa très vite au suivant.


Stoïque, je fis l’assistant réalisateur, le script, le machiniste et l’ingénieur du son sur les films de mes amis, jusqu’au prochain que je réalisais et qui ne fut pas mieux accueilli. Je me retrouvais dans un dilemme, il me fallait apprendre à écrire une histoire digne de ce nom, à diriger des acteurs, ou tout du moins à bien les choisir : en un mot à réaliser des films.

Rêve d’enfant dans une salle obscure, récit. © Bruno François-Boucher, 2011.

lundi 15 août 2011

Rêve d'enfant dans une salle obscure - Episode 3

Nous avions déménagé à Agen. Au cinéma Le Florida quelque chose avait changé, les films de cape et d’épée et les westerns spaghetti étaient passés de mode. D’étranges affiches avaient fait leur apparition sur tout le long de la façade avec ce slogan : « L’histoire d’un jeune homme qui s’intéresse particulièrement à l’ultra-violence et Beethoven ». Malcolm McDowell, un long couteau à la main, fixait le spectateur avec un sourire cynique. Orange mécanique annonçait une ère nouvelle où les films allaient sortir de leurs gonds, déborder de créativité sur tous les plans. La musique classique commençait à se mixer avec la pop, la manière de filmer impliquait davantage le spectateur et le jeu des acteurs n’hésitait plus à franchir les barrières de tous les tabous.
J’entrais dans une nouvelle école, la caméra dans mon cartable.


Le seul métier qui m’ait jamais intéressé, c’est réalisateur de films. Je me souviens vaguement que, vers l’âge de cinq ou six ans, l’idée m’avait effleuré de devenir officier de marine, mais très vite le cinéma l’a emporté. J’ai passé quasiment toute mon enfance avec cette passion naissante, les professeurs le savaient, et je n’ai jamais rencontré aucune résistance. Mais lorsqu’en troisième le conseil d’orientation m’a expliqué qu’il n’existait pas de case cinéma dans les grilles en vigueur, on m’a demandé gentiment d’être raisonnable et de choisir une autre voie… ou bien de passer un CAP de projectionniste. Comme je n’ai jamais voulu remplir les formulaires, l’école a considéré jusqu’en Terminale que j’étais devenu un élève inclassable.

Dès la rentrée scolaire j’ai planché sur un nouveau film, une petite chronique de vingt minutes en quatre parties alliant comédie et drame, accompagnée de différents morceaux de musique. Faute de son synchrone, l’histoire était essentiellement basée sur les expressions et le mouvement des personnages. J’allais expérimenter un nouveau genre, les premières relations entre garçons et filles, les sentiments, et un certain mal de vivre aussi. C’étaient surtout les filles les héroïnes du film, j’adorais les filmer et les mettre en valeur.


Le casting s’est effectué pendant les cours. Je regardais les visages des unes et des autres, leurs façons de se mouvoir, leurs gestuelles. Une fois les acteurs sélectionnés et une équipe constituée à l’intérieur de l’école, nous avons tourné tous les samedis. Chacun s’est totalement impliqué dans le projet et je n’ai eu pour une fois aucun problème technique ; la pellicule était correctement exposée et les mouvements de caméra fluides. À la vision des premières images, j’ai su que je pourrais montrer ce film.
Un copain avait dessiné une affiche très stylisée avec un coup de poing sortant de l’eau qui faisait éclater toutes les lettres du titre : Dispersion. C’était un film de 20 minutes pour le moins curieux : des couples se faisaient et se défaisaient dans des scènes entrecoupées de plans sur des statues ou sur des objets hétéroclites, et dont la symbolique aurait pu faire l’objet d’une bonne étude pour un psy… Le tout étant monté sur des morceaux de David Bowie. Pour la première du film, la moitié de l’école s’est déplacée dans le grenier de la maison, transformé en salle de projection, et il a fallu faire plusieurs séances pour recevoir tout le monde.


Paralysé par le trac, j’observais la réaction des spectateurs. Lorsqu’ils riaient d’un gag, c’était une vraie victoire.
Si la bande musicale se désynchronisait, j’accélérais ou ralentissais discrètement le projecteur pour me recaler. Il faudrait que j’attende encore quelque temps pour pouvoir bénéficier d’un projecteur sonore, et commander au laboratoire une piste magnétique couchée sur la pellicule super 8.

À la sortie de la projection, j’ai recueilli les impressions du public pour procéder à des améliorations sur le montage. On peut dire que c’est mon premier vrai film, dans le sens où il est complètement achevé, avec même un générique.
Le spectacle ayant eu du succès, je réaliserai par la suite de fausses bandes-annonces pour accompagner les films, et les séances se présenteraient sous forme d’un programme complet avec dessins animés en première partie.
Il était possible de trouver toute une cinémathèque en Super 8 grâce au catalogue « Film Office ». Je louais, échangeais ou achetais des séries de films de Mickey ou de la Panthère Rose, ainsi que des extraits de longs métrages dans tous les genres possibles imaginables. C’était l’ancêtre du vidéo club. Les derniers temps j’avais récupéré Psychose et King Kong, en intégrale avec le son, troqué contre des Laurel et Hardy et toute une série de Popeye et de Donald.


J’avais régulièrement des projets de films. Ceux-ci naissaient toujours à partir de l’écoute d’un album de musique, mais j’étais bien incapable à quinze ans d’écrire le moindre véritable scénario pour un film long, d’autant plus que le problème du son demeurait toujours omni présent. Pourtant ce n’est pas faute d’avoir essayé. Je me suis même alloué les services d’un ami devenu plus tard écrivain, Jean-Luc Barré, qui m’a concocté un superbe script, Water music, d’après une idée originale : c’était l’histoire d’une jeune fille qui tombait amoureuse du compositeur Haendel ; grâce à des substances chimiques, elle faisait un bond dans le temps 300 ans en arrière pour partager sa passion avec le musicien.
J’étais vraiment bien parti pour le tourner, mais le coût élevé du projet m’obligea à renoncer.


En attendant de trouver un projet plus accessible, je ne pouvais tourner que des films de quelques bobines, et au récit le plus simple possible. Ce n’était parfois que de petits documentaires ou de simples essais, juste pour le plaisir de filmer.
En manque d’inspiration je continuais de me nourrir de films, absorbant tout ce qui se présentait, du cinéma muet au premiers films de Steven Spielberg qui sortaient sur les écrans, en passant par des films indiens, africains ou japonais. Toute mon éducation cinématographique provient de cette période, grâce notamment au ciné-club de Claude-Jean Philippe, qui présentait à la télévision des films impossibles à voir en province. C’était bien avant la création des cinémas classés « Art et d’Essai ».
J’avais surtout une prédilection pour les œuvres sortant des sentiers battus, notamment Phase IV de Saul Bass, où la Terre subissait l’invasion des fourmis, Soleil vert de Richard Fleischer, film apocalyptique sur un monde futuriste vidé de ses ressources naturelles ou Black moon de Louis Malle, dans lequel la guerre entre les hommes et les femmes faisait rage. Le cinéma avait désormais donné un sens à ma vie, et cette passion allait me permettre de rebondir sur les aléas du quotidien, dans tous les domaines. L’écriture est également devenue très vite un second moyen d’expression, mais très souvent ce que j’écrivais était difficile d’accès, très empreint de poésie et de surréalisme, comme des morceaux de films inachevés.


Ma forme cinématographique n’était pas des plus cohérentes, tout n’était qu’une tentative pour raconter des histoires. Le cinéma est un langage qui s’apprend, surtout si l’on veut pouvoir soutenir l’attention du spectateur sur une longue durée. La forme la plus sophistiquée d’un film ne viendra jamais à bout de ses faiblesses de narration. Je l’apprenais à mes dépens dans le format Super 8, et ce malgré toutes les nouvelles techniques de prises de vues que j’expérimentais :  travellings sur les capots de voitures, mouvements de grue sur des engins de travaux publics ou cadrages cinémascope en fixant deux bandes noires sur le pare-soleil de la caméra.
J’ai tenté aussi de faire un film de vampires, une commande sur le scénario de quelqu’un d’autre, l’un des rares courts métrages de cette période qui tient à peu près debout. Devant être projeté dans une école, il y avait obligation de convaincre le public, celui de lycéens, et qui est sans doute le public plus exigeant du monde. Cela s’est à peu près bien passé, n’ayant rien à défendre de trop personnel dans ce film.


Mais la forme qui me semblait la plus simple pour pouvoir rapidement faire un film, c’était le documentaire. Ce genre me permettait d’« écrire le scénario » au montage, grâce aux images rapportées. Les sujets étaient divers : La patinoire d’Arcachon filmée pendant les vacances, le port Canto de Cannes, l’île de Porquerolles (Je retrouvais les lieux exacts où Jean-Luc Godard avait tourné Pierrot le fou), l’île de Batz en Bretagne, ou bien des fragments de vie interprétés par mon entourage proche. Tout le monde était systématiquement mis à contribution y compris ma grand-mère Alice Boucher, excellente comédienne, à qui j’ai dû faire refaire vingt fois une scène à cause d’un travelling en voiture très compliqué à réaliser.
J’ai passé des milliers d’heures à faire du montage avec ces films, sélectionnant minutieusement les morceaux de musique et les sons que j’enregistrais sur un magnéto à cassettes. Une grande partie de mon expérience de réalisateur débutant provient de ces recherches.
Les derniers temps où je pratiquais le Super 8, je m’étais fait prêter une table de montage et un appareil de mixage. Lorsque les films étaient montés, soigneusement collés et nettoyés, je faisais tirer une copie avec deux pistes stéréo.


Le seul élément que je n’ai jamais pu contrôler était le traitement effectué sur la pellicule. À mon grand désarroi, les couleurs variaient d’une boîte à l’autre selon les dates de fabrication, et le laboratoire renvoyait des bobines très différentes selon l’état des bains. De plus, pour faciliter les opérations de tirage, le labo montait ensemble les négatifs des différents clients, et il n’était pas rare de trouver à la fin d’une boîte qui revenait, des images de mariage ou de premiers pas d’un bébé provenant des bobines de quelqu’un d’autre. J’imaginais à mon tour la tête d’une famille voyant à la fin de son film de baptême, des images de mon vampire plantant ses crocs dans le cou d’une jeune fille.


La définition de l’image Super 8 ne supportant pas le grand écran, je prenais déjà conscience de ses limites et m’intéressais à un format plus professionnel, le 16 mm.
Lorsque les équipes de « Connaissance du Monde » venaient en tournée dans le Sud Ouest avec des films de voyages dans ce format, j’assistais aux séances avec émerveillement. Les réalisateurs venant présenter eux-mêmes leurs films, il m’était possible de les approcher et de découvrir aussi leur matériel. Vers seize ans, pour la première fois, il me sembla possible de réaliser des films pour les salles de cinéma.
Dans certaines boutiques photo ciné, on trouvait de petites caméras 16 mm d’occasion. Mais la pellicule et le développement hors de prix me condamnaient pendant un certain temps encore au format Super 8.
L’unique moyen de manipuler de la pellicule 16 mm était de me faire engager au ciné-club du centre culturel. Après avoir tanné le directeur pendant des mois, il a fini par me nommer responsable de l’animation. Je m’occupais moi-même du transport des copies et les montais ensuite sur une même bobine dans la cabine de projection, ayant l’impression d’entrer dans la profession du cinéma.


J’approchais de la Terminale et ma famille songeait maintenant à m’inscrire dans une école de cinéma. Je n’étais pas très partant pour y faire des études, désireux de trouver de l’argent pour faire des films, mais surtout de travailler comme assistant réalisateur sur les plateaux pour apprendre le métier. Cependant ma mère n’en démordait pas, il était hors de question qu’elle me laisse partir à l’aventure pour Paris.
Après avoir étudié un temps la possibilité de passer le concours de la F.E.M.IS, école d’État héritière de l’H.I.D.E.C, nous avons finalement opté pour le C.L.C.F (Conservatoire Libre du Cinéma Français), l'école de cinéma la plus ancienne d’Europe.


Rêve d’enfant dans une salle obscure, récit. © Bruno François-Boucher, 2011.

lundi 8 août 2011

Rêve d'enfant dans une salle obscure - Episode 2

J’écrivis aussitôt mon premier scénario pendant l’étude du soir, une histoire de cape et d’épée issue à la fois du cinéma et de la bande dessinée, et dans lequel une sorte de justicier poursuivait une bande de pirates. Figurait sur le texte en face de chaque personnage, le nom de mes copains d’école qui devaient les interpréter.

Les parents de mon ami avaient un château dans les environs de Bordeaux qui servit de décor, et l’ensemble de mon entourage fut mis à contribution pour fabriquer des costumes et acheter des armes dans les magasins de jouets. Devant jouer le rôle d’un mousquetaire dans le film, je me souviens, pour être au plus près de mon rêve, avoir mis le costume sous mes vêtements pendant toute une journée à l’école, au risque d’être découvert et puni.
La date de tournage fixée, il ne restait plus que le problème du son. Les caméras Super 8 encore muettes, la seule solution était d’enregistrer les dialogues sur un petit magnéto à cassettes.


Au cours de cette toute première journée de tournage nous avancions comme nous pouvions, du haut de nos onze ans, filmant dans la continuité du scénario, tandis que le reste de l’équipe s’occupait de coudre les costumes des séquences suivantes.
Les problèmes rencontrés pour enregistrer le son furent insurmontables ; le magnéto, de la qualité d’un dictaphone, captait davantage de souffle que de paroles. De plus, l’après-midi du tournage n’ayant couvert qu’une partie du découpage, il fut impossible de re-mobiliser tout le monde pour la suite des prises de vues.

Je me rappelle le moment où j’ai visionné ce premier film et de l’émotion qui s’ensuivit. C’était NOUS qui avions tourné ces images… les scènes étaient fixées dans le temps, elles éternisaient un morceau de notre vie… Le rêve semblait soudain réalisable, imprimé devant moi sur l’écran.
Par contre aucun mouvement de caméra n’était maîtrisé, et ne parlons pas des acteurs : censés mourir d’un coup d’épée, ils se relevaient aussitôt en se tordant de rire.
Il a fallu que je tanne mon ami pendant des semaines pour obtenir une nouvelle journée de tournage, mais ce fut impossible. Ses parents avaient considéré ce tournage comme une sorte de « goûter » dont on ne pouvait prendre l’habitude chaque dimanche. Et comme je ne pouvais pas toucher à la pellicule pour faire du montage, le film est resté tel quel, muet et inachevé.



J’ai dû attendre plusieurs mois avant de refaire un film, jusqu’à ce que, enfin, le père de mon ami nous prête à nouveau sa caméra.
Les conditions allaient être cette fois draconiennes : trois minutes de pellicule, tournage pendant une demi-journée, et rien qu'à deux. Nous allions devoir jouer nous-mêmes et nous filmer à tour de rôle.
J’ai imaginé une poursuite entre un flic en voiture et un fugitif à pied, la seule difficulté consistant à cadrer la voiture des parents de manière à ce qu’on ne les voit pas conduire.
Il fallait absolument terminer le soir même, et cette fois-ci je fus obligé de faire le montage du film tout en le tournant. Une fois partie au développement, je ne pourrais plus jamais intervenir sur la bobine. Elle reviendrait directement du laboratoire pour être projetée devant les parents, avec la musique choisie à cet effet, car je n’avais pas le droit d’accéder au projecteur.
Nous avons eu juste assez de pellicule pour finir le tournage. Mon fugitif a réussi à échapper in extremis au flic dans les lueurs du soir couchant, tout juste à la fin de la bobine. Pas un millimètre de pellicule de plus n’aurait pu être impressionné.
J’étais sauvé, cette fois le film pourrait se regarder intégralement.
La famille l’a découvert sur la B.O du Clan des Siciliens. Les plans déjà montés pendant le tournage provoquèrent l’étonnement, et je fus moi-même surpris de voir que l’histoire tenait debout. Mais je n’ai pu, hélas, ne voir le film que deux fois.
Il me fallait absolument mon propre matériel pour tourner plus librement.

Super 8 de J.J Abrahams (2011)

Le miracle s’est produit lorsque mon cousin m’a offert une caméra 8 mm.
L’appareil reposait dans un étui en cuir marron dont je conserve encore l’odeur. La mécanique semblait vivante, elle possédait le pouvoir extraordinaire de fabriquer des films à n’importe quel moment du jour ou de la nuit.
C’était une petite caméra Bauer 8 mm des années cinquante avec un objectif Berthiot. On plaçait quinze mètres de pellicule 16 mm dans ses griffes, et une fois la première moitié exposée, on inversait la bobine pour impressionner l’autre partie. Au laboratoire, le tout était séparé en deux formats de 8 mm, et les deux longueurs collées bout à bout constituaient un film de trois minutes.
Faire du cinéma était devenu possible, maintenant je détenais une clé pour entrer à l’intérieur de l’écran. J’ai passé des heures à étudier cet instrument qui m’a appris la technique de prises de vues. La caméra se remontait mécaniquement et la durée d’extension du ressort était d’environ quinze secondes ; je devais prévoir à l’avance que mes plans aient au maximum cette longueur pour que l’appareil ne s’arrête pas en cours de tournage.
Il y avait aussi un procédé image par image que j’adorais utiliser, notamment en voiture, et qui créait d’étranges défilements stroboscopiques.


Mais le plus passionnant était d’aller à la boutique photo ciné, d’acheter un rouleau de pellicule et de placer délicatement ses perforations dans les griffes de la caméra. Toucher la pellicule avait quelque chose de magique et sentir son odeur me transportait. A chaque nouvelle bobine placée dans l’appareil c’était une sorte de rituel, un moment important, décisif, précédant celui où j’allais fixer mes propres images sur l’émulsion.
Les premiers essais étaient constitués de plans très courts, sur des mains, des pieds, ou des voitures qui passent. Un copain était mis à contribution et je tournais autour de lui avec la caméra, le filmant sous tous les angles, lui demandant de courir ou d’escalader un mur. Nous avions loué un projecteur 8mm pendant un week-end, ce qui m’a permis de voir cent fois le résultat des premiers essais pour améliorer progressivement le maniement de l’appareil. La pellicule étant peu sensible et n’ayant aucun spot pour éclairer, je ne pouvais tourner qu’en extérieurs, excepté dans les endroits trop sombres. Le résultat fut peu convaincant au début, mais j’eus aussi de bonnes surprises.

Après quelques bobines d’apprentissage j’ai planché sur un western, une histoire de soldat et de bandit qui s’entretuent pour un point d’eau. Dans les Landes à proximité, j’avais repéré une étendue de sable qui ressemblait à un désert, et j’y avais planté des pots de cactus. Pour le costume du soldat nordiste, ma mère avait cousu deux bandes jaunes sur un pantalon de ski, teint un foulard en jaune, et les gants blancs provenaient d’une tenue de Monsieur Loyal. Pour les acteurs, une fille d’origine tahitienne recrutée à la piscine jouait le rôle d’une indienne, et deux copains d’école étaient revêtus de cache-poussière. Il faisait chaud comme à Tucson, mais c’est surtout la pellicule qui a pris un coup de soleil. Dans ce film il y a davantage de solarisation que de mise en scène, et les visages des acteurs étaient rouges comme des écrevisses.
Durant cette période Sergio Leone filmait des chasseurs de primes en Espagne à Almeria, cité du western-spaghetti, et les Français inventaient le western pommes frites.



Par la suite ma mère m’a acheté un petit projecteur et j’ai commencé à faire du montage. Au début j’utilisais de vieilles bandes de famille et les assemblais par association d’images avec de la musique, à la recherche d’un rythme et d’un fil conducteur. Je découvrais pour la première fois en pratiquant ces montages que le sens d’un récit pouvait changer selon l’ordre et la durée des plans. J’ai tenté aussi de monter le western, mais comme il n’y avait pas assez de matière le film est devenu plus court que prévu, et surtout incompréhensible. De plus, à force de manipuler la bobine, envahie de rayures, celle-ci devint tout à fait invisible.

J’emmenais partout ma caméra 8 mm pour expérimenter de nouvelles prises de vues, effectuant toutes sortes de cadrages et de mouvements dans différents types de lumière.
A douze ans, dès que j’avais la possibilité de me faire offrir de la pellicule, je filmais. Une sorte de journal, de fourre-tout expérimental, d’impressions éprouvées sur l’instant. Le cinéma devenait une écriture à part entière qui se substituait aux poèmes sur un cahier, aux dessins, aux mélodies jouées sur le piano.
La pellicule à développer était postée dans de petites enveloppes jaunes, et il fallait attendre trois semaines avant qu’elle ne revienne du laboratoire. Le mien était situé à Marseille, le seul pour tout le sud de la France où je résidais.
Pendant les vacances, chaque jour était une joie ou une déception à l’ouverture de la boîte aux lettres. Dès dix heures, je surveillais l’arrivée du facteur. Il transporterait peut-être ce jour là de miraculeuses petites enveloppes jaunes recelant les séquences amoureusement filmées.


Le cœur battant, j’installai le bobineau sur le projecteur et la lumière dictait son verdict. Les images réussies m’illuminaient, les plans flous et sous-exposés s’abattaient sur moi comme des gifles.
Le montage était fait entièrement à la main avec du scotch et des ciseaux. Je coupais à la séparation des plans, repérés directement sur la pellicule, et commençais par enlever les parties sur ou sous exposées. Sous la lampe du plafond, des morceaux de film entre les doigts, j’organisais ensuite le montage de mémoire, cherchant à l’œil nu les endroits où couper.
J’ai monté tous mes premiers films de cette façon avant d’avoir une visionneuse. Je refaisais les coupes autant de fois qu’il le fallait après avoir vu le résultat sur le mur de ma chambre, contraint à chaque fois de sortir la bobine du projecteur pour opérer le moindre changement dans le montage.

Indépendamment de ma mère, qui suivait la progression de mes essais depuis le départ, mon premier spectateur fut un copain de quartier.
J’avais installé sans faire de plis un drap blanc sur une cloison, branché une platine et plongé ma chambre dans le noir absolu. On entendait juste le ronronnement du projecteur et seul un petit voyant de contrôle était allumé.
Ce cérémonial avait déjà été accompli à des dizaines d’occasions quand je montais le film, et j’essayais à chaque projection d’être un spectateur étranger qui découvrait le spectacle pour la première fois.
Par miracle ce jour-là les collures n’ont pas sauté et la musique ne s’est pas désynchronisée.
Le spectateur est tout de même resté perplexe devant cet embryon de film. Quand j’ai rallumé la lumière, je lui ai demandé ce qu’il en pensait et il m’a répondu, moqueur : « Euh… Meilleur qu’Il était une fois dans l’Ouest…»
Je ne devais pas persévérer dans la voie du cinéma expérimental.


Super 8 de J.J Abrahams (2011)


Rêve d’enfant dans une salle obscure, récit. © Bruno François-Boucher, 2011.

mardi 2 août 2011

Rêve d'enfant dans une salle obscure - Episode 1

Mon premier souvenir de cinéma remonte à l’âge de trois ans. Je dormais dans les bras de ma mère quand soudain un énorme bruit m’a réveillé en sursaut ; dans un éclair fulgurant, j’ai vu un train à grande vitesse traverser l’écran de la salle où nous étions, éprouvant la même panique que les spectateurs de 1896 quand ils découvrirent Le train entre en gare de la Ciotat, à la première séance publique du Cinématographe. J’avais pénétré de manière irréversible dans un monde étrange fait d’ombre et de lumière.
Me reviennent en mémoire ces premiers pas dans le noir, guidés par la torche électrique de l’ouvreuse, lorsque nous nous avancions ma mère et moi dans l’allée du Florida à Agen. Je découvrais sur un écran cinémascope Sophia Loren, sous des flocons de neige au cœur d’une nuit bleutée, dans La chute de l’empire romain. Nous prenions place au milieu de silhouettes immobiles et silencieuses, et je plongeais dans un abîme de vie et de mort qui me glaçait le sang. D’effroyables batailles allaient traverser mon corps de part en part.


La chute de l’empire romain de Anthony Mann (1964)

Au Français, à Bordeaux, les battants d’une grille s’ouvraient lentement sur l’écran pour faire place au désert de Lawrence d’Arabie, et dans la salle du Rio, James Bond au volant de son Aston Martin, surveillait sur l’ordinateur de bord la progression de ses poursuivants dans Goldfinger. La musique de John Barry soutient encore en moi ce suspense plus de trente ans après, et le visage des acteurs, la lumière, les couleurs, sont restés intacts dans ma mémoire.
En ce temps-là, on pouvait encore voir au cinéma des films en noir et blanc, mais un voile semblait recouvrir ces images venues d’un passé lointain. Le lien avec le rêve était rompu, je n’arrivais plus à entrer à l’intérieur de l’écran.
C’est par la télévision que j’ai découvert les films anciens. Les infos et la météo étant en noir et blanc, le film qui suivait s’installait naturellement sur l’écran, et la seule force de l’histoire me faisait pénétrer plus profondément encore dans les émotions du septième art.
La télé nous ne l’avions pas, je la regardais chez ma grand-mère pendant les vacances. L’été, des films étaient programmés l’après-midi en raison du mauvais temps, et je guettais la venue des nuages dans le ciel espérant un western pendant les heures chaudes de juillet.
Et puis, un dimanche d’automne, j’ai eu un immense choc en voyant Qu’elle était verte ma vallée sur la seule chaîne que nous avions. J’étais devenu moi aussi un gosse qui descend à la mine, hanté par l’idée d’un éboulement, bloqué dans un ascenseur qui allait me livrer à une mort imminente.


Qu’elle était verte ma vallée de John Ford (1941)

Mais, à mon grand dam, les films du dimanche soir s’interrompaient quand arrivait l’heure d’aller dormir, comme autant d’arrêts sur images qui s’emmagasinaient dans mon cerveau. J’ai attendu parfois longtemps pour voir la suite de certains films, et peut-être y en a-t-il même que je ne reverrais jamais. De même lorsque, enfant, je passais devant un cinéma à l’heure de la séance, je regardais les portes se refermer sur ce désir intense, figé devant les affiches de L’inspecteur Harry et du Conformiste.
Quand je n’étais pas chez ma grand-mère, je cambriolais des images autre part. Un soir d’été dans un jardin, j’ai volé Scaramouche à travers les vitres d’une villa sans entendre le son ; j’ai aussi visionné un épisode des Incorruptibles à travers le trou d’une serrure chez ma tante, et Le doulos planqué derrière les barreaux d’un l’escalier qui menait au salon. Parfois, sentant ma présence, elle me rappelait qu’il était l’heure d’aller dormir et j’en prenais pour plusieurs années avant de voir la suite du film. Depuis, je vois Le doulos au moins une fois par an.


Le doulos de Jean-Pierre Melville (1962)

Il a fallu attendre l’alunissage d’Apollo pour que ma mère achète une télé. Mais il m’était encore impossible à cette époque de faire la relation entre l’émotion dégagée par le cinéma sur un écran et le monde de ceux qui le fabriquaient. Le cinéma n’était qu’un rêve qui durait deux heures, impalpable, insaisissable. C’était un rayon de lumière, immatériel, dont j’ignorais la provenance. Même le faisceau de la lampe du projecteur semblait sorti d’un songe. Ce monde était si peu réel qu’il ne me venait même pas à l’idée d’en faire partie.
Je devais avoir dans les dix ans lorsque a eu lieu la première percée derrière le miroir de l’écran. J’ai commencé par noter le nom des acteurs sur un carnet, établissant peu à peu des listes impressionnantes de films à l’aide des programmes télé sur lesquels je récupérais les titres.
Puis, dans un deuxième temps sont apparus les noms des réalisateurs, lorsque je me suis aperçu que les mêmes revenaient sur les génériques. C’est par le genre et l’atmosphère qui se dégageaient des films que j’apprenais à identifier leur style : Alfred Hitchcock pour son suspense et ses images-choc, John Ford de par ses plans où le ciel occupe les trois quart de l’écran, Fritz Lang pour ses ambiances effrayantes en clair-obscur… Ceux-là étaient immédiatement reconnaissables.


M le Maudit de Fritz Lang (1931)

Je collais également des photos découpées dans des revues, et fabriquais des bandes sur un cahier accompagnées de textes et de titres. Certaines images qui provenaient de romans-photos me servaient de base pour construire visuellement une histoire, un embryon de film ; des cadrages larges alternaient avec des gros plans de visages ou d’objets, eux-mêmes re-découpés à l’intérieur des clichés pour donner du mouvement à une scène.
Avec un ami nous parlions de tous les nouveaux films qui sortaient. On étudiait le graphisme des génériques, le traitement opéré sur la pellicule, et on achetait des bandes originales de films. J’imaginais des séquences découpées plan par plan sur de l’Ennio Morricone ou du Lalo Schifrin, remettant sans cesse la musique jusqu’à ce que le montage soit au point dans ma tête.

J’errais de films en films, passant de livres de cinéma consultés à la bibliothèque aux bacs à disques des B.O dans les magasins.
Je guettais le changement de programmation à l’Ariel pour réclamer une affichette de Sierra torride, quelques photos de L’enfant sauvage.
J’attendais d’avoir huit francs pour aller voir French connection à la séance de quatorze heures.
Et puis à douze ans, une bombe est tombée dans la cour de récréation : le père de mon ami venait d’acheter une caméra Super 8 et se proposait de nous la prêter.


Rêve d’enfant dans une salle obscure, récit. © Bruno François-Boucher, 2011.