samedi 25 juin 2011

Sherlock Holmes, Tintin et Columbo

Peter Falk vient de disparaître, c’est tout un pan de vie pour certains d’entre nous. Lorsque j’étais à l’école Columbo passait une fois par semaine, et le lendemain tout le monde ne parlait que de ça. Néanmoins c’étaient plutôt les parents qui le regardaient. Ma mère en raffolait, et je voyais bien que, partout, le public était conquis. Et puis la série a continué au fil des saisons, Peter Falk vieillissant comme Patrick Mac Nee alias John Steed. Je me souviens que dans les années 90, moi aussi je devenais à croc à Columbo, découvrant les derniers épisodes en même temps que les anciens.

Peter Falk « Columbo »

Ces enquêtes étaient passionnantes non seulement parce qu’elles étaient formidablement bien conçues, mais aussi parce qu’elles possédaient un sens de l’humour et de la dramaturgie qui dépassait toutes les autres séries. La réalisation était pourtant sobre, dénuée de tout tape-à-l’œil, mais ce qui en faisait le charme, c’était la présence d’acteurs fabuleux et de situations délectables, finement mises en scène comme dans un long-métrage à l’ancienne : Michaël Curtiz et Billy Wilder n’étaient pas loin. Dans ce jeu de chat et de souris qui opposait le « Lieutenant Columbo de la brigade criminelle de Los Angeles… » à ses redoutables ennemis, Peter Falk exprimait de par son jeu très étudié, une vraie revanche des petites classes sur les gens de pouvoir. C’était ça le succès de Columbo. La dégustation par le héros durant 90 mn d’un plat qui se transformait progressivement en supplice chinois pour un cynique adversaire que tout le monde attendait de voir chuter au bas de l’échelle.

Si pour les uns Peter Falk reste attaché aux films de John Cassavetes (Husbands, Une femme sous influence, Opening Night ) ou aux Ailes du Désir de Wim Wenders, il faut aussi rappeler qu'il obtint l'Oscar du meilleur second rôle en 1960 pour Murder Inc. (Crime, société anonyme) malgré que le film ne soit pas passé à la postérité. L'acteur traversa de sa silhouette dégingandée une bonne soixantaine de longs-métrages même s’il en fut peu souvent en tête d’affiche. 

Murder Inc. (Crime, société anonyme) (1960) de Stuart Rosenberg

Je ne partage pas le désintérêt ambiant pour Columbo affiché ici et là sur les blogs, saga dont Falk fut à la fois l'instigateur, le producteur, le co-scénariste, l'acteur principal et parfois le réalisateur. La série, qui fit de lui une star internationale, fut l'une des plus importantes de l’histoire de la télévision. Elle s'offrit les services de réalisateurs comme Richard Quine, Jonathan Demme, Harvey Hart ou Ted Post pour accompagner ses épisodes, et donna aussi leur chance à de nouveaux venus tels que Steven Spielberg, qui, repéré par Peter Falk après quelques courts-métrages, se vit confier la réalisation d'un des premiers épisodes. Le travail passé sur un scénario pouvait aller jusqu'à une année entière, chaque détail étant traité avec une méticulosité extrême, le moindre collaborateur à la mise en scène étant choisi avec autant de minutie. Il faut lire le superbe livre de Mark Dawidziak Dossier Columbo qui en relate les origines et détaille le travail extraordinaire accompli par les collaborateurs des 69 opus élaborés de 1967 à 2003.

Murder by the book (1971) - Réal : Steven Spielberg

Falk s'entoura aussi d'acteurs de renom, Ray Milland, Ida Lupino, Vera Miles, Martin Sheen, Vincente Price, Donald Pleasence, José Ferrer, Faye Dunaway (qui interprète l’un de ses plus beaux rôles dans l’épisode It's all in the game / Meurtre aux deux visages), Janet Leigh, Rod Steiger pour ne citer qu'eux, et plusieurs films de la série resteront dans les mémoires, mettant en scène des personnages de meurtriers hauts en couleurs inscrits dans les domaines les plus variés de la vie sociale. Leurs métiers vont de médecin à écrivain en passant par celui d’illusionniste, amateur d'art, architecte, chef d'orchestre, avocat, joueur d'échecs, vigneron, sportif, professeur, chanteur, sexologue, gastronome, poète ou même matador, et la dramaturgie des épisodes n'a rien à envier à  Conan Doyle ni à Agatha Christie. On se souvient que l’inspecteur était même appelé à la rescousse de Scotland Yard dans un  épisode savoureux. 


Janet Leigh dans Forgotten lady (1975) - Réal : Harvey Hart

Columbo fut l'oeuvre d'un homme assez génial qui l’a personnalisé au fil du temps, ayant créé lui-même tous les apparats et leitmotivs de la série. Le look de l'inspecteur, le personnage de sa femme qu'on ne voit jamais et à laquelle il se réfère toujours, le principe de l’enquête menée à partir du crime auquel le spectateur assiste avant l’entrée en jeu du policier, sans oublier le fameux basset ni le coupé 403, qui sont autant de figures de style désormais devenues cultes, ayant réussi à faire de Colombo un personnage ancré dans l'inconscient collectif au même titre que Sherlock Holmes et Tintin. Notons que beaucoup d’autres séries s’en inspirèrent par la suite jusqu’à The mentalist.

Il faut rendre grâce au travail accompli par Peter Falk durant ces 35 années et cesser une fois pour toutes les querelles de clocher qui voudraient opposer cinéma et télévision, cette dernière ayant été parfois bien plus novatrice que bien des projections dans les salles obscures.


Bibliographie : Mark Dawidziak « Dossier Columbo » Editions Encrage, collection travaux, 1991.

mardi 21 juin 2011

Éblouissant cinémascope

Puisque le somptueux True Grit sort dans les bacs le 23 juin et que la photo de Hailee Steinfield orne l'en-tête de mon blog, c'est l'occasion de reparler de ce premier vrai western des frères Coen, film qui est une nouvelle fois un chef d’oeuvre.

Conçu sur le thème de l’itinéraire (une jeune orpheline part à la recherche de l’assassin de son père à travers l’Ouest sauvage après avoir vendu ses biens et obtenu les services d’un marshall, un ranger se ralliant à sa cause), ce western à l’ancienne est parcouru d’un souffle romanesque que n’auraient pas désavoués Clint Eastwood et Anthony Mann. Remake d’un film avec John Wayne, 100 dollars pour un shérif (1969) de Henry Hathaway, True grit n’a conservé de l’original que son argument de base, le personnage central qu’incarnait Kim Darby faisant place ici à une fillette à peine sortie de l’enfance.

Hailee Steinfield (« Mattie Ross »)

C’est avec un sang froid et une dextérité hors du commun que Mattie, remarquablement interprétée par Hallée Steinfeld, doit faire face à une bande de veules et de soudards aussi corrompus que sans foi ni loi dans cette Amérique qui se reconstruit peu à peu au lendemain de la guerre de Sécession. Nourrie d’un désir de justice plus que de vengeance, la fillette, réussissant par miracle à échapper à la mort, va ainsi accomplir un véritable parcours initiatique dont la brève durée, une dizaine de jours tout au plus, représente à elle seule l’aventure de toute une vie. Dotée de pouvoir car connaissant les individus et les lois, elle inspire le respect de par son assurance et sa fierté vis à vis de son pays, allant même jusqu’à incarner l’image de la femme dont tout un monde a besoin pour sa survie. Mattie dira même un jour ne s’être jamais mariée « n’ayant pas trouvé de temps pour ces frivolités ». Il faut voir comment, du haut de ses 14 ans, elle rallie à sa cause tout un monde d’hommes aussi obtus que brutaux et cyniques, et pour lesquels elle finit par représenter l’espoir de sortir d’une société encore à l’état sauvage, corrompue au dernier degré, entrouvrant une voie vers la civilisation.

Jeff Bridges (« Rooster ») et Matt Damon (« Texas ranger »)

Vestiges d’un ancien monde, les personnage de Rooster, le marshall, et du Texas ranger, incarnés par les magnifiques Jeff Bridges et Matt Damon - ce dernier pour une fois à contre-emploi - déambulent leurs silhouettes tout au long de cette balade désenchantée, parsemée d’éclairs de violence. On pense à Impitoyable (Unforgiven) bien sûr, mais aussi à Deux hommes dans l’Ouest (Wild rovers) de Blake Edwards, et au très beau et méconnu The stalking moon (L’homme sauvage) de Robert Mulligan. L’émotion suscitée par True grit provient en grande partie de la qualité d’écriture du scénario, de l’épaisseur des personnages, et de la qualité du jeu des acteurs (je n’oublie pas non plus la performance de Josh Brolin dans le rôle du méchant), ceux-ci  réussissant à nous impliquer dans le combat de Mattie pour retrouver sa dignité, pour faire surgir un sursaut d’équité au travers de ce territoire aride, hostile, infesté de serpents.


Josh Brolin (« Tom Chaney »)

Magnifiquement photographié par Roger Deakins, on n’avait pas vu depuis longtemps un cinémascope aussi bien utilisé, les frères Coen continuent d’explorer les maux de l’Amérique avec une maîtrise confondante de la mise en scène, de la narration cinématographique. Incontestablement ils figurent parmi les plus grands cinéastes du monde.

NB : Il est intéressant de remarquer que Bertrand Tavernier sur son blog de la SACD note que les deux versions sont très similaires et toutes deux très fidèles au beau roman de Charles Portis, sauf la fin chez Hathaway dans le cimetière enneigé qu’il juge plus impressionnante. Tout en vantant les grands mérites des deux films, il estime par ailleurs que Jeff Bridges est moins convaincant que John Wayne dans la première version, ce qui donne vraiment envie de revoir parallèlement le film de 1969.

True Grit de Joel et Ethan Coen DVD et Blu Ray Paramount
True Grit (Cent dollars pour un shérif) de Henry Hathaway Blu Ray Paramount
True Grit, le roman de Charles Portis – Editions Serpent à plumes

lundi 20 juin 2011

Alain Resnais, le montreur d’ombres

Depuis longtemps je voulais écrire un article sur Alain Resnais. Qu'on me pardonne d'avoir survolé ici son oeuvre, et d'avoir passé sous silence quelques uns de ses films. Mais je tenais à faire part de mon enthousiasme et à souligner l'importance de celui que je considère comme le plus grand cinéaste français vivant.

Alain Resnais a su innover comme personne de par un goût prononcé pour l'avant-garde, doublé d’une réflexion approfondie sur le monde qui nous entoure. Le cinéaste a été le premier à raconter l'irracontable avec Nuit et brouillard, un témoignage indispensable inscrit en nous à jamais. Nuit et brouillard était plus qu’un film. C’était le premier témoignage « raconté » contre l'oubli, contre le temps, un film de mémoire, un film pour les générations d'après la guerre et pour toutes les générations futures. C'est aussi, sur un remarquable texte de Jean Cayrol (l'auteur de Muriel) et dit par Michel Bouquet, l'oeuvre immense d'un homme qui n'a jamais voulu se représenter avec ce film, par respect de l'Histoire, par pudeur. Resnais n’a fait qu'un enregistrement de sa voix lors de la sortie. Avec Nuit et brouillard, il faisait plus que révéler, dénonçant aussi, avec cette image censurée à l'époque (1956) d’un gendarme français surveillant le camp de concentration de Pithiviers. Il fallut attendre 40 ans pour que ce plan soit réintégré dans les copies, après que l'Etat Français ait reconnu sa responsabilité dans la Déportation. L'empreinte du film Nuit et brouillard demeure aussi profonde que les traces du temps toujours présentes à Auschwitz même.

Nuit et brouillard (1955)

Resnais est d'une intelligence inouïe, ses partis pris d'une audace confondante, et le cinéaste auquel on pourrait le plus le rapprocher serait peut-être Stanley Kubrick. L’oeuvre qu’il a accomplie depuis plus d’un demi-siècle en commençant par ses courts-métrages est exceptionnelle : raconter Van Gogh uniquement à travers ses tableaux dans Van Gogh, filmer dans le détail les archives de la bibliothèque nationale comme un gigantesque travelling à l’intérieur de la mémoire humaine dans Toute la mémoire du monde ou donner sa place à l’art africain dans la société française des années 50 avec Les statues meurent aussi. Pour avoir posé la question « Pourquoi l’art nègre se trouve-t-il au musée de l’Homme alors que l’art grec ou égyptien se trouve au Louvre ? », le film fut interdit pendant quinze ans. Du chant du styrène, cet autre célèbre court-métrage, commandé par Péchiney et visuellement très impressionnant sur l'origine et les constituants de la matière plastique, Jean-Luc Godard a dit : « Jamais je crois, depuis ceux d’Eisenstein, un film n’a été aussi scientifiquement médité. »

Les statues meurent aussi (1953)

Puis ce fut « Hiroshima, mon amour », poème d’amour fou mêlant adroitement l’Occupation allemande à l’après bombe atomique. L’œuvre, une nouvelle fois extrêmement originale, est construite comme un puzzle émotionnel liant le passé à différentes étapes de l’Histoire. L’Histoire, Resnais en fera souvent sa figure de style, de Muriel ou le temps d’un retour (il est le premier à aborder cette fois les traumatismes liés à la guerre d’Algérie) à La guerre est finie, dont les questionnements sur l’idéologie communiste de l’après franquisme et les luttes armées de la jeune génération annonçant mai 68, secoue la société de 1965 et conduit le film à être interdit par le parti communiste espagnol et en Tchécoslovaquie, et même à être évincé du festival de Cannes.

Il faut citer aussi Stavisky, (sa deuxième collaboration avec Jorge Semprun après La guerre est finie ), autre film sur un traumatisme, celui même qui contribua à la chute du gouvernement français en 1934 après que des affaires de corruption soient apparues au plus haut niveau de l’Etat. Décrié lors de sa sortie, voir maudit encore aujourd’hui pour des raisons incompréhensibles, le film n’en est pas moins un modèle d’équilibre et de perfection tout à fait éblouissant qui l’apparente à une œuvre de Mankiewicz. J’ai souvent dit tout le bien que j’en pensais, mais il semble que sa vision à travers le temps se heurte toujours à des murs, dans un silence oppressant qui ne renvoie décidément aucune réponse. Il faudra réhabiliter un jour « Stavisky », l’un des plus grands films du cinéma français.

Stavisky (1974)

L’année dernière à Marienbad fut un immense choc cinématographique. Il révolutionna le langage, brisa les codes établis depuis le muet, inventa une nouvelle forme d’expression, modifiant notre perception du son et de l’image. En 2011 Marienbad demeure encore  en avance sur son temps. Ce film s’inscrit dans le cadre des recherches menées par Resnais sur « une représentation de  l’inconscient », thème qu’il explorera plusieurs fois par la suite, notamment dans Je t’aime, je t’aime  (il prend comme point de départ le voyage dans le temps), et surtout dans Mon oncle d’Amérique, véritable œuvre scientifique réussissant à mettre en scène le processus des émotions humaines à partir de différentes études menées sur le cerveau. L’année dernière à Marienbad est l’un des rares films où, comme 2001 l’odyssée de l’espace on n’a jamais fini d’en faire le tour, chaque vision devenant plus hypnotisante que la précédente. Stanley Kubrick disait que nous ne devons pas essayer d’expliquer, de trouver des explications claires à ce qui arrive, parce que le sens de toute entreprise est de produire un sentiment d’étrangeté parmi le public. On pourrait appliquer cette réflexion à ce qui est indéniablement le film le plus étrange que je connaisse. Marienbad se situe au royaume des ombres, entre un souvenir dont on n’est pas sûr qu’il ait eu lieu, peut-être n’est-ce qu’un fantasme ou un rêve, mais auquel le personnage central se raccroche désespérément pour continuer de faire vivre son amour fou envers la femme incarnée par Delphine Seyrig. Freud n’a-t-il pas dit également « L’étrangeté est la seule émotion qui est exprimée avec plus de puissance dans l’art que dans la vie » (Essai sur L’inquiétante étrangeté.)

L'année dernière à Marienbad (1960)

Muriel ou le temps d’un retour est un autre chef d'oeuvre que l'on a tendance parfois à oublier, enveloppés que nous sommes par l'ombre de Marienbad et d'Hiroshima. Pourtant Boulogne-sur-mer compte tout autant, avec son hiver glacé, sa ville éteinte et son frisson du temps passé qui déchire. Resnais avait pris le contre-pied de son film précédent en travaillant avec la couleur, teintes ocres, délavées, salies par le temps, comme un vieux Kodachrome périmé qui n'en finit pas de se faner. Bouleversants Delphine Seyrig, Jean-Pierre Kérien et Jean-Baptiste Thierrée, sans oublier Nita Klein, pour une valse lancinante au pays d’autres ombres dont le parfum au goût amer ne cessera de nous hanter comme toute l'oeuvre de Resnais. Si Muriel ou le temps d'un retour est un très grand film c'est qu'il nous parle de mémoire, une nouvelle fois, mémoire des êtres qui n'en finissent pas de lutter avec leurs chagrins, leurs cicatrices, pour un dernier rendez-vous au pays de « douleurs si profondes qu'on peut en pleurer » (Wordsworth)

Muriel ou Le temps d'un retour (1963)

          Explorant à nouveau le domaine de l’inconscient, cette fois sur le plan de la création littéraire, Providence fut l’une des œuvres les plus abouties de son auteur. Resnais, ancien monteur, y accomplit le prodige de raconter en une nuit l’histoire d’un écrivain, joué par John Gielgud, sans que l’on sache bien quelle est la part de réel et de fiction au fur et à mesure qu’il conçoit le livre dans son esprit. Rarement un film nous aura introduit aussi profondément dans le mécanisme complexe de la pensée, recréant une sorte de rêve éveillé de par le jeu des acteurs, celui du décor, de la lumière, du son, de la musique, et ce de manière admirable.

Comment aussi ne pas s’attarder sur L’amour à mort, qui ouvre encore de nouvelles voies, explorant cette fois les zones les plus sombres de la passion amoureuse. Un homme meurt, la mort est constatée par un médecin. La femme qui l'aime et qu'il a aimée est toujours sous le choc quand, soudain, il revient à la vie. Que va-t-il faire, que vont-ils faire tous deux de ce sursis, de cette vie « en plus » qui leur est accordée ? Sur ce sujet fascinant, Resnais fait ici à nouveau la part belle aux acteurs et, dans une mise en scène minimaliste qui n’en reste pas pour le moins cinématographique, il se penche en détail sur ce qui pousse inconsciemment les protagonistes à se confronter les uns aux autres, d’une façon incroyablement intime, sans artifices, parfois très crue. Il sait que les acteurs sont avant tout ses seuls référents pour conduire le spectateur au cœur du sujet qu’il aborde, et il ne cesse d’expérimenter avec eux, créant des scènes d’une saisissante et bouleversante vérité, allant jusqu’à même inventer de nouvelles formes de jeu entre vérité et faux-semblants que je n’ai jamais vu dans aucun film.

L'amour à mort (1984)

Avec Cœurs (d’après Peurs privées en places publiques d'Alan Ayckbourn), à 84 ans Resnais nous surprenait à nouveau, filmant dans une atmosphère surréelle de néons, de vitres, et baignée de neige, six personnages en quête d’eux-mêmes, six destins croisés dont celui de l’un est amené à bouleverser celui de l’autre. Il rompt avec la narration classique, dans une sorte de jeu de miroirs que n’aurait pas renié Cocteau. La mise en scène en cinémascope, d’une modernité inouïe, utilise comme à son accoutumée chez lui des décors factices de studio (Providence, La vie est un roman, Smoking…), tels ceux d’une comédie musicale ou d’un film hollywoodien de Douglas Sirk, afin de créer un trouble, de faire éclore les situations les plus insolites. Labyrinthique à souhaits et visuellement somptueux, notamment dans le travail sur la couleur, Cœurs est l’œuvre d’un jeune homme pour lequel le cinéma n’a jamais cessé d’être un laboratoire d’expérimentation, nous invitant une nouvelle fois à entrer dans son imaginarium.

Coeurs (2006)

Les herbes folles, son dernier opus, tranche littéralement avec la production française courante, et sous l’apparence d’une comédie se cache l’un des films les plus inspirés de son auteur. En s’aventurant dans les jardins secrets de ses personnages, le cinéaste met en avant la part cachée des êtres, entrant au cœur même de leurs désirs, de leurs quêtes, de leurs contradictions. Georges, marié et qui s’ennuie, trouve un portefeuille et tombe amoureux d’une femme en voyant sa photo. Elle, aviatrice, porte le nom de Marguerite Muir - comment ne pas penser à l’aventure « rêvée » d’une autre Mrs Muir - et l’histoire commence. Après avoir retrouvé son portefeuille grâce à Georges, Marguerite se matérialisera un jour devant lui à la sortie d’une salle de cinéma. Imaginaire ? Vie rêvée ? Vie réelle basculant dans l’irrationnel ? Décidément nous n’en saurons rien, pas plus que nous ne saurons si l’avion de Marguerite se perd dans le ciel à la fin du film et si nos héros passent de vie à trépas. Le cinéaste s’amuse à déjouer les codes et va même jusqu’à faire apparaître, lorsqu’ils s’embrassent pour la première fois au milieu du film, le mot fin sur l’écran… Les herbes folles semblent paraphraser cet adage de Pirandello qui dit que « L’imaginaire est plus vrai que la vie réelle ». Le labyrinthe de Marienbad n’est pas loin et Resnais, comme tous les grands cinéastes (Welles, Bergman) se pose sans cesse la question de la représentation, revenant aux sources du cinéma tel Méliès, cet autre montreur d’ombres qui utilisait tour à tour la magie, le théâtre et les effets spéciaux.

Les herbes folles (2009)

Les rêves éveillés, selon les expériences pratiquées par Robert Desoille* en psychothérapie, seraient comme « … un réservoir inépuisable où le sujet a accumulé depuis sa naissance, ses angoisses, ses craintes, ses désirs, ses expériences, lesquels demeurent, en tout état de cause et face au monde extérieur, les facteurs déterminants de son comportement ». Il semblerait qu’Alain Resnais réponde à cette intuition géniale, utilisant le pouvoir de l’imaginaire au cinéma comme mode d'accès à l'inconscient. Une préoccupation présente dans son œuvre depuis le départ et pour laquelle le cinéaste n’a de cesse d’explorer de nouveaux horizons, au-delà du connu et des mondes visibles.

* Robert Desoille : Théorie et pratique du rêve éveillé dirigé (1961)

jeudi 9 juin 2011

Jean Eustache, l'intégrale en DVD

Jean Eustache est un des cinéastes français les plus méconnus, on aurait dû trouver ses films partout jusqu'à ce jour, autant que ceux de Chabrol, Rohmer ou Truffaut. Au lieu de cela, introuvables durant 20 ans... Et puis miracle, Tamasa Distribution annonce l'intégrale (13 films) dans un coffret DVD, courts-métrages compris ! Un événement majeur... Le père Noël a les yeux bleus, notamment, est une petite merveille. Narbonne la nuit, en noir et blanc avec du grain, sur une histoire de duffle coat que veut se payer Léaud en faisant le père Noël c'est tout simplement bouleversant. Et puis il y a Mes petites amoureuses, le film d'Eustache que je préfère. Rarement le cinéma a traité de façon aussi juste, lumineuse, le thème de l'adolescence avec ses premiers émois, ses premiers fleurts, et aussi l'ennui et la difficulté de vivre. C'est beau comme une chanson de Trénet, un poème de Rimbaud, un Modigliani. Je me souviens, un jour de 1981 après avoir tourné un ultime et sublime court, Les photos d'Alix, le cinéaste s'en est allé, sans doute parce qu'il n'arrivait plus à vivre.

Mes petites amoureuses (1974)

Il semble, hélas, que la sortie soit des films soit toujours bloquée pour des questions de droits.




http://cinema.nouvelobs.com/articles/14892-enquetes-quand-les-heritiers-bloquent-la-sortie-des-dvd